Le plus haut degré de la peur.

Ma mémoire est morcelée. Quand je cherche à voyager dans mes plus vieux souvenirs, je tombe sur des morceaux de scènes, des fragments, et je n’arrive pas à retrouver le chemin qui me permettrait de passer de l’un à l’autre : j’ai des coupures dans la tête. 

Pas que ce soient des souvenirs-écrans non plus : ils sont très réels et déjà très intenses en eux-mêmes, mais je les ai retenus comme des points saillants, traumatiques, tout en ayant la conscience sourde qu’il y a pire à côté d’eux, et que ce pire, je ne peux pas l’atteindre : c’est comme le point irreprésentable de la mort dans le rêve. Le rêve peut apporter l’angoisse, l’imminence de la mort, même le sentiment glaçant de son inévitabilité, mais jamais la mort elle-même. Parce que c’est un élément non-vécu et, à ce titre, absent du psychisme : je suis empiriste, je ne crois pas que l’imagination ni l’inconscient puissent produire des images, des impressions, des concepts à plus forte raison, d’objets qui ne sont pas dérivés de l’expérience sensible. 

Alors peut-être qu’après tout, même mes expériences précoces d’anéantissement psychique, narcissique, sont toujours manquées, pas intégrales : je suis allée jusqu’au point-limite, au-delà duquel l’annihilation est totale. Mais je n’ai jamais été anéantie. Sans doute ce point-limite je le cherchais dans mes compulsions anorexiques ; je jouais à frôler la mort, pour retrouver précisément cette expérience de quasi mort : la mort envisagée comme possibilité physique très concrète, mais aussi comme désintégration de l’esprit ; comme désagrégation subjective. Envisagée de très près comme une expérience dont on ne peut s’échapper mais qui ne se produit finalement pas : dans le rêve, ça correspond au réveil ; dans la vie, ça correspond à une forme de résilience dont le sujet lui-même n’a pas de représentation. C’est-à-dire qu’un sujet ne mesure ses propres capacités de résilience qu’a posteriori. En amont, il vit la peur à son maximum.  

J’ai eu un épisode de paralysie du sommeil dernièrement : dans le rêve, j’étais convaincue de la présence d’un agresseur dans la pièce à côté de ma chambre, je l’entendais froisser du papier, je me disais que cette fois j’étais cuite. Je me disais qu’en dépit justement de mes complexes persécutoires, de mes attentes paranoïaques, j’allais vraiment y passer. Mon appareil psychique est dans une telle hyper vigilance, une telle anticipation de la catastrophe, que ma première pensée, en situation de danger, est de me demander si je n’hallucine pas la menace. Je vis avec le sentiment diffus de la menace ; mais là, tout à coup, ça devenait réel, ça avait un objet précis. Et j’ai pensé que j’allais être tuée, probablement de manière violente. Mes muscles étaient paralysés, j’avais une tachycardie telle que j’aurais pu avoir un accident cardiaque du seul fait de l’intensité de la peur : et voilà tout l’enjeu du rêve, à mon avis. Au réveil, il m’a fallu une minute pour prendre conscience que la disposition de la chambre était illogique par rapport aux représentations du rêve, que donc j’avais rêvé. Mais l’état d’alerte et de panique a dû mettre 1 à 2 heures avant de disparaître entièrement. J’avais vécu la certitude de la mort : mon corps était dans un état de transe, comme si des processus physiologiques s’étaient enclenchés, dont la réversibilité est très lente, même une fois l’objet psychique de la menace supprimé. 

Je crois que ce rêve voulait très exactement dire : « la peur peut atteindre son point maximal, paroxystique, et ne pas te tuer ». Le cœur tient même quand il a l’air d’être sur le point d’exploser. Ça ne lâche pas. Je crois que le rêve ici correspond à un exorcisme : j’ai tellement peur d’avoir peur, d’être anéantie par la peur avant même que l’on me tue, que mon rêve m’a fait concevoir – alors que j’étais physiquement en sécurité, un peu comme on est en sécurité dans le dispositif analytique – le plus haut degré de peur, afin que je constate, quelques heures après le réveil, que j’avais survécu. Même à la certitude de la mort, et au niveau de peur tétanisante qui s’ensuit surtout, on survit. (Ce qui concrètement, et paradoxalement, revient à accepter le fait brut de la mort elle-même.)

Je ne suis pas immortelle, mais ce qui me tuera, ça n’est pas ce que je suppose, ça n’est pas ce que je redoute et dont je veux constamment éviter l’occurrence ou la récurrence : la peur qui tétanise. Je pense que mon existence a été massivement déterminée par un état de peur continu, de mes cinq à mes onze ans. Par rapport à cette terreur, qui me plongeait parfois dans des états post traumatiques catatoniques, dépersonnalisés, où j’étais complètement absente et vide (comme si j’étais devenue anonyme et que mes oreilles bourdonnaient de silence), j’ai organisé ma vie. J’ai tout fait pour ne plus connaître la terreur ; pour anticiper, ne pas être dans l’effroi – comme l’écrit Freud en distinguant l’ « angoisse » de l’ « effroi », par conséquent aussi la « névrose d’angoisse » de la « névrose d’effroi ». La peur réclame un objet déterminé, écrit Freud ; l’effroi est la réaction qui suit de la confrontation à une catastrophe qui excède la quantité d’excitations que le cerveau peut recevoir, traiter et donc tolérer ; l’angoisse est une préparation constante au danger, qui vise à éviter la réaction d’effroi. Freud l’admet : les angoissés sont moins susceptibles de connaître des épisodes traumatiques, puisqu’ils anticipent – même s’ils investissent là-dedans une quantité effroyable d’énergie psychique… – ; catastrophes de grande ampleur exclues, face auxquelles tout le monde est sans défenses. L’angoisse était donc protectrice pour moi : c’était un pare-effroi non-stop. Comme si j’avais déjà explosé la quantité d’effroi que mon psychisme et mon corps étaient en mesure d’assimiler. 

Et de fait, je pense l’avoir explosée dans l’enfance ; je pense que ça m’a rendue radicalement indisponible à toute expérience traumatique pendant des années : je vivais tout avec une certaine distance, et même dans des situations objectivement dangereuses, je déréalisais le danger ou le sous-estimais. Mais le fait est qu’il ne m’atteignait pas véritablement, parce que je jugeais qu’une expérience antérieure avait été infiniment plus menaçante, à raison : j’étais enfant, donc sans défenses, vulnérable. Toutes les répétitions ultérieures d’êtres malveillants, dangereux, ne pouvaient qu’être une farce à mes yeux. Et je jouais de cette proximité du danger, exactement comme je jouais avec le point-limite dans l’anorexie. 

Partais-je alors du principe que seule ma mère pouvait encore me blesser ? Sans doute, puisque je ne prenais pas au sérieux les menaces que représentaient, parfois, les hommes que je choisissais, ou d’autres gens. J’avais, en fait, encore peur de ma mère, peur qu’elle me fasse du mal, et rien qu’elle. 

Je tire de ça quelques conclusions : 

–          La névrose d’angoisse joue comme pare-effroi mais tend paradoxalement à déréaliser pendant longtemps des situations objectivement dangereuses – le seuil de tolérance au danger est anormalement élevé. En fait, l’angoisse protège en déréalisant le danger comme tel, ce pour quoi il faut toujours une certaine quantité d’effroi pour qu’il y ait irruption du principe de réalité et, enfin, réaction d’autodéfense appropriée ; 

–          Dans l’anorexie mentale, c’est exactement ce qui se produit : un peu de réel est introduit quand le sujet se trouve confronté aux graves problèmes de santé consécutifs des pratiques de jeûne et de vomissements, lorsqu’ils deviennent tangibles, mutilants. D’où un désir de rémission qui apparaît à ce moment, dans de nombreux cas. Hilde Bruch écrit : « on ne peut considérer qu’une malade anorexique n’encourt plus le danger d’une rechute tant qu’elle n’a pas honnêtement parlé de la terreur de la privation et de l’impossibilité de recommencer ». En fait, pour guérir, il faut, non pas s’angoisser, mais vivre la terreur (effroi). 

–          La psychanalyse a pour finalité de rendre le sujet capable d’affronter, à doses calculées (dans la mesure du possible, dans la mesure où la technique de l’analyste le permet), de la douleur, afin de réduire justement cette binarité radicale entre danger déréalisé trop longtemps et réaction subite lorsque le danger est finalement perçu comme réel ; et de créer un espace intermédiaire où le sujet peut réagir plus vite, parce qu’il a réappris (ou appris) à tolérer la douleur et la frustration. 

–          Trop de douleur dans le passif traumatique d’un sujet ne le rend pas linéairement « plus fort » : au contraire, ça le rend inadapté ; la cure consiste à apprendre à souffrir, en faisant de la souffrance une expérience contenable.