Discussion intéressante avec une psychanalyste qui me fait remarquer que le symptôme anorexique a une valeur anachronique : ses patientes souffrant de TCA sont plutôt boulimiques. Et c’est ce dernier symptôme qui représenterait plus volontiers l’individu contemporain. C’est certain que l’anorexique, avec son aspiration au « rien », et plus simplement son ascétisme, est plus proche des mystiques ou des Anciens que de l’individu moderne. De la même manière, d’ailleurs, le jeûneur de Kafka ne suscite plus l’intérêt de personne dans la nouvelle ; son « art » est démodé. Mais le rien dans l’anorexie — passion négative — n’est pas seulement discipline et ascèse ; c’est une manière de n’être pas empiriquement boulimique tout en l’étant virtuellement ; la quête ne cesse jamais d’être celle du tout ou de la fusion. Alors je me demande quelle est la différence qualitative entre la boulimie « virtuelle » et la boulimie réelle, qui s’actualise. Déjà, pourquoi assimiler le « tout » à la boulimie ? Ça ne me paraît pas illégitime, la boulimie est la recherche désespérée d’un plaisir total, sans limites. C’est l’expression d’une pulsionnalité à l’état brut, mais retournée contre soi de manière masochiste puisque l’excès devient une agression du corps. Seulement, on peut dire que la douleur de l’excès se mêle intimement et presque indistinctement au plaisir du « sans limites » ; il s’agit d’une jouissance qui, pour un temps, neutralise entièrement le surmoi, ou plutôt le maintient comme instance intégralement transgressée. Il y a un plaisir sensuel, charnel, même s’il est rapidement neutralisé à son tour par la honte, c’est-à-dire par la réapparition du surmoi qui n’était qu’anesthésié. En fait, la boulimie maintient intacte l’instance répressive, sans lui retrancher quoi que ce soit de son pouvoir condamnateur.
Je pense que dans le symptôme anorexique pur, c’est-à-dire purement restrictif, dans la figure du jeûneur de Kafka, le rapport au surmoi est différent, parce que son but est de le surclasser, donc d’en faire une catégorie périmée, caduque. En fait, le symptôme anorexique EST surmoïque, mais il porte le surmoi traditionnel au-delà de ses exigences, le narguant par l’opération par laquelle il transforme le « moi » en « idéal du moi » incarné. Le surmoi est défait, dans l’anorexie, en étant non pas transgressé, mais détrôné par une exigence d’un ordre supérieur. Sans doute, cette sorte d’attitude méta-surmoïque est très atypique. Elle est précisément sans compromis, tandis que le « moi » est toujours une « formation de compromis », selon l’expression de Freud, entre le ça et le surmoi. Ici, donc, le sujet se protège de la honte par un fantasme de toute-puissance et de surclassement de lui-même.
Dans la boulimie, la toute-puissance se sait illusoire, momentanée ; elle a le surmoi à ses trousses depuis le début ; elle s’écrase brutalement dans la culpabilité. L’anorexique tente un au-delà de la honte et de la culpabilité en se créant un corps décorporalisé, vidé autant que possible de sa substance pulsionnelle et même charnelle. Négation de la sensualité au profit, non d’une sensualité supérieure ou illimitée, mais du rien, c’est-à-dire du sujet sans besoin. Le désir sans le besoin, qui s’affirme d’autant plus qu’il anéantit la logique du besoin l’asservissant à l’autre, qui peut ou non le combler. Mais à ce titre, l’anorexique exhibe le désir tout court, ontologiquement et irrémédiablement manquant, puisqu’au contraire du besoin qui peut trouver un objet empirique à sa mesure, le désir est toujours incommensurable avec l’objet. Ainsi, l’anorexie, c’est le fait de se constituer exclusivement comme être de désir, c’est-à-dire de manque. Ce n’est pas le vide, et c’est peut-être le « rien » d’objet, mais c’est surtout le manque qui s’expose.
Mais je précise, c’est moins un « Je ne manque de rien » qu’un « J’ai manqué d’une chose et que je manquerai toujours de cette chose », et tout mon être consiste dans ce manque auquel il n’existe pas d’issue. Ce qui contraste avec l’image superficielle d’omnipotence. C’est peut-être ça qui est anachronique, un être qui se reconnaît et se constitue comme manque, comme trou même, avec une phallicisation seulement apparente du corps (le corps maigre qui régresse vers des aspects androgynes, « durs » et jamais « mous » ou féminins). On arrive à cette conclusion que l’anorexique dit : « Je ne me suffis pas, et je ne me suffirai jamais » : là est bien le cœur de la « fatigue d’être soi », même si elle procède paradoxalement d’une fatigue de ne pas être soi, comme je me suis efforcée de le montrer dans mes thèses jusqu’à présent. Mais il y a une intuition métaphysique, un ethos anorexique irréductible, jusque dans la guérison : une fois qu’il est parvenu à « être soi », et peut-être plus encore à ce stade, le sujet est manquant.
Certainement, à ce niveau, et en comparaison de la prétention des individus à être « tout » (et n’importe quoi), l’anorexique est un personnage d’un autre temps. Le boulimique essaie de se suffire ; l’anorexique ne se suffit jamais.
