– Ces derniers temps, j’ai souvent pensé : tout ce que je fais, tout ce que j’écris et veux encore écrire, c’est à la petite fille que j’ai été que je l’adresse, que je le dédie même. C’est curieux, on pourrait croire que c’est extrêmement narcissique, mais c’est pas ça. C’est une forme de rapport amoureux à soi-même qui n’est pas du narcissisme.
– C’est de l’autarcie.
– Oui, c’est de l’autarcie. Quelque part, et ça, ça a vraiment été décisif dans ma compréhension de l’anorexie mentale, je suis convaincue que les gens comme moi, qui ont développé une anorexie à un moment, sont des gens qui manquent d’eux-mêmes, davantage qu’ils ne manquent, par exemple, d’amour ou de validation extérieure, de reconnaissance. Je ne crois pas que le symptôme anorexique soit d’abord orienté vers une intersubjectivité défaillante, déficiente : je crois que le déficit profond est un déficit de soi. Une partie de soi est, non pas nécessairement manquante, mais inaccessible : le sujet souffre de ne pas réussir à s’y relier, à communiquer profondément avec lui-même, dans une sorte d’auto-symbiose unitaire.
Winnicott a cette expression que j’ai adorée, que je garde avec moi : « l’orgasme du moi ». Pour lui, ça renvoie à ces situations de non-communication avec le monde extérieur, où le sujet n’a de demande ni externe ni interne : il n’est sollicité, ni par l’autre, ni par ses propres pulsions endogènes qui créeraient en lui un état de tension dans le mouvement par lequel elles cherchent à s’accomplir, à trouver une satisfaction. C’est une zone de non-contact, où le sujet est au contact de lui-même, dans une sérénité où tout rapport d’exploitation est exclu, mais tout désir de reconnaissance aussi, ça suit de ce que j’ai dit : le soi ne cherche pas à s’extérioriser ou à se manifester ; il est simplement éprouvé. Et ça, malgré tout, je pense que c’est lié à la structure autistique de la personnalité, que cependant je ne pathologise pas : mon besoin de solitude est physiologique, primaire, c’est-à-dire en-deçà même des processus de sublimation, qui restent liés à des pulsions. Avant toute chose, j’ai besoin d’être seule pour être reliée à moi-même ; la création ne vient qu’après : la solitude en est la condition de possibilité, mais ce n’est pas ce qui la motive.
La création vient par surcroît sur quelque chose qui n’est pas un désir, mais un besoin vital. Être seule est pour moi aussi vital que dormir ; quand je suis trop longtemps privée de solitude, je vois les autres comme des tortionnaires : je suis littéralement comme un être privé de sommeil qu’on forcerait à parler ou à garder les yeux ouverts ; physiquement, pour moi, sensoriellement, ça correspond exactement aux mêmes sensations de déprivation.
Mais donc… il y a plus. Au-delà de ce besoin physiologique, il y a en moi la conviction, qui est devenue consciente ces derniers temps, que la personne dont la petite fille en moi a besoin, c’est moi. Je suis devenue l’adulte que j’aurais voulu avoir à mes côtés quand j’étais enfant. Je suis l’adulte capable de prendre l’enfant que j’ai été dans mes bras : je comprends cette enfant, je sais exactement de quoi elle a besoin ; je sais qui elle est, j’ai une tendresse sans bornes pour elle. C’est très curieux comme pensée ; mais sans doute, le fait de pouvoir être l’adulte capable de consoler l’enfant a été un principe directeur du développement de ma personnalité. Je suis devenue une personne présente pour la petite fille qui a été maltraitée, négligée, invisible. Cette présence, ce soin, je ne les ai que très exceptionnellement recherchés à l’extérieur de moi-même. Ce n’est en effet pas égoïste ni narcissique : c’est autarcique ; à ce titre, c’est très proche de la sagesse stoïcienne, dont je suis l’héritière à la manière de Descartes. Je veux avoir la source de ma sérénité en moi-même, pas au dehors ; je veux qu’elle ne dépende de rien qui me soit étranger. Je ne crois pas qu’il existe une manière plus sage d’exister. Et, au demeurant, je crois qu’il n’y a que comme ça que je peux aimer. Il n’y a que comme ça que ma demande d’amour peut n’être pas détournée, parasitée par une quête irrationnelle, impossible de réparation et de compensation. Je ne peux aimer et me laisser être aimée que si je me suffis à moi-même, au niveau vital.
Les gens pensent que cette disposition d’esprit est contemporaine, elle ne l’est pas : ce n’est pas le parachèvement de l’individualisme. L’individualisme mène à une autonomie mal comprise, dévoyée ; que certains rejettent maintenant pour mettre l’accent sur l’incomplétude ontologique ou fondamentale du sujet, comme s’il s’agissait de revenir à une conception plus saine du moi – de sa dépendance envers un Créateur ou envers l’autre. Mais l’autonomie n’a rien d’actuel : c’est la plus antique sagesse, qui est précisément devenue incomprise, parce que le sujet contemporain ne sait pas être seul – au sens de la capacité d’être seul de Winnicott. La complétude autistique n’est pas la complétude psychotique / narcissique : on a insuffisamment, cliniquement, étayé cette distinction. Et la complétude autistique elle-même n’est pas unilatéralement pathologique.
Quand il s’agit de moments de coupure autistique – et non d’un état –, ils dégagent un espace pour l’altérité, espace qui est moins du besoin que du désir pur. Winnicott dit que l’enfant apprend à être seul, idéalement, en étant, d’abord, à deux avec la mère ; réciproquement, je peux dire, si on ne sait pas être seul, on ne sait pas être à deux. L’amour libre, celui qui est désintéressé, celui qui n’est pas ambivalent, trouve sa source dans la liberté première du sujet, qui est l’autarcie. Qui est la plus difficile à conquérir. L’amour suit naturellement de cette première conquête : la citadelle intérieure des Stoïciens.
