En parlant avec une psychanalyste versaillaise il y a deux ans, j’avais été surprise par l’une de ses remarques, au sujet d’une de mes amies dont j’avais évoqué l’état dépressif : « Ah, elle s’est quand même autorisé une dépression ». À l’époque, je m’étais dit : « bon, ça doit vouloir dire qu’elle a lâché prise ou truc du genre, qu’elle a cessé de lutter ». Mais je viens de comprendre en lisant un texte génial de Winnicott : « Fragments cliniques sur la confusion » (1956).
Winnicott y distingue les déprimés des obsessionnels, en précisant que certains sujets peuvent passer d’une catégorie à l’autre – même si c’est relativement atypique. Les obsessionnels sont ceux qui mettent faussement de l’ordre dans un état confusionnel dont ils ne veulent pas admettre l’existence – si je résume et explicite les propos volontiers lapidaires de l’auteur. L’obsessionnel se rassure compulsivement, mais aussi superstitieusement : son « tri » est sans effet sur le réel. Le déprimé – le dépressif, devrais-je dire –, en quelque sorte renonce à cette défense et sombre dans la désorganisation de sa personnalité – un effondrement narcissique vécu subjectivement sur le mode du chaos interne. Où tous les repères et où toutes les identifications habituelles du sujet volent en éclats. Sauf que dans ce chaos, et même si Winnicott souligne que le risque de suicide s’y trouve paroxystique et doit être écarté, il y a aussi la possibilité de sentir — de s’émouvoir.
« Le déprimé méprise l’obsessionnel qui ne ressent plus rien. L’obsessionnel ne peut supporter que le déprimé soit capable d’avoir une humeur ; la possession d’une humeur veut dire espoir, et de fait l’humeur basse a tendance à se relever spontanément avec le temps ». Et alors apparaît cette phrase géniale de Winnicott :
« Dépression sous-entend espoir. »
En fait, dans la dépression, et c’est un phénomène que j’ai déjà tenté de clarifier cliniquement – incidemment je recommande à ceux que ça intéresse le livre de William Styron, Darkness Visible, pour moi le plus grand livre produit littérairement sur cet objet –, le sujet régresse vers ce que Winnicott appelle « un stade primaire de non-intégration », autrement dit un stade initial informe de l’ego (où d’ailleurs l’ego n’existe pas tout à fait), où certaines dimensions de la personnalité ne sont pas encore mentalisées. Winnicott parle encore du « chaos primaire », à l’égard duquel, on le comprend, les comportements compulsifs obsessionnels, de tri, de rangement, sont une défense — mais une défense stérilisante, qui rend impossible tout progrès.
Dans la cure, l’analyste, qui tient lieu de mère lorsque le patient dépressif « s’autorise » — parce qu’il a suffisamment confiance dans l’environnement thérapeutique — une expérience de régression (vers un statut de nourrisson, vers le chaos originaire qui est au centre de la formation ultérieure du moi ; moi éclaté dans la mélancolie), l’analyste donc doit « risquer » son patient. C’est une chose que j’avais déjà évoquée ici : il y a un risque que l’analyste prend, lorsqu’il se tait, lorsqu’il laisse au patient la créativité de ses propres interprétations, y compris voire surtout dans un état de désorganisation confusionnel où le patient se trouve sans défense. C’est seulement à cette condition qu’il peut se réinventer : intégrer à son « moi » de nouvelles dimensions, et donc sortir de la position déprimée : « Ce n’est que là que trier est tout sauf futile ».
Une fois de plus, je suis fascinée par une chose : c’est que la santé est infiniment proche de ce qu’il est convenu de considérer comme la psychopathologie. Le dépressif est plus proche de la santé que l’obsessionnel ou que celui qui pense n’être pas dépressif — c’est aussi l’intuition géniale qu’avait eue Kierkegaard à propos des désespérés. Nous sommes tous désespérés tant que nous ne sommes pas remontés vers notre origine, soit vers Dieu pour lui : seuls ceux qui prennent conscience de leur désespoir peuvent se sauver.
