Le sentiment d’inefficacité, c’est de la culpabilité. Hilde Bruch m’a fait comprendre un trait essentiel de la personnalité anorexique, et pré-anorexique : la peur de ne pas réussir à devenir adulte. La peur que les actions entreprises dans le réel restent sans incidence, non récompensées par des accomplissements. C’est la raison pour laquelle j’ai pu faire un lien entre l’anorexique et le travailleur aliéné de Marx, qui est un sujet sans objets : un sujet dont la part de passivité – celle du repos dans l’objet produit – a été soustraite. L’anorexique est celui qui a peur de ne pas réussir à produire un objet par une forme de travail classique – Hobbes remarque déjà dans le Léviathan qu’il est impossible à l’homme, dans l’état de nature, d’engager un travail quelconque puisque le bénéfice n’en est pas assuré. Psychologiquement, il est impossible de travailler si la perspective de mener à bien – serait-ce partiellement – l’entreprise est bouchée. Alors c’est sûr qu’avec Christophe Dejours, le travail est défini comme ce qui met précisément en échec la maîtrise : je ne suis au travail que pour autant que le réel m’oppose une résistance, et que je ne suis pas certain de réussir à trouver une solution – sans quoi, il ne s’agit pas de travail, mais de l’application mécanique d’un protocole ou d’un savoir-faire technique à la réalité. On se retrouve donc avec une définition ambivalente : le travail n’existe que si 1) je ne suis pas certain que mes efforts aboutiront, 2) j’ai quand même une confiance minimale dans le fait que c’est réalisable. C’est une tension qui constitue le travail comme tel, c’est-à-dire qui le définit comme autre chose qu’une activité machinique ou animale, d’une part : le travailleur doit être mis en difficulté et ne pas savoir à l’avance où sa persévérance le conduira, ce que deviendra l’objet qu’il s’efforce de produire et ce qu’il deviendra lui-même à travers cet objet – autrement dit, le travail est dynamique, et le producteur s’auto-transforme en transformant la matière –, et qui d’autre part le rend viable psychologiquement comme activité qui n’est pas vaine – je ne peux pas travailler si je n’ai pas la conviction, en dépit de la résistance du réel, de ma capacité à surmonter l’échec.
L’anorexique a un problème sur ces deux plans : 1) non seulement la personnalité n’est pas envisagée de manière dynamique – la subjectivité est perçue comme inaccessible et comme un tout « fini », qui devrait pouvoir être appréhendé comme tel mais lui est dissimulé, comme si l’anorexique échouait à donner de lui-même une définition, tout le problème tenant précisément à ce qu’il se représente qu’il est absolument possible de donner de son être une définition comme on donne la définition d’un objet – ; mais 2) en plus, il part du principe que ses efforts sont intrinsèquement condamnés à l’inanité, comme si un obstacle allait toujours se dresser sur sa route. Cet obstacle, rien ne permet mieux d’en faire sentir la nature que l’idée freudienne de culpabilité ; celle d’aller plus loin que le père, mais je crois qu’on pourrait dire : celle d’aller plus loin que ses parents en général, c’est-à-dire d’accéder à une existence dont l’individu se représente que ses parents n’y ont pas eu droit, qu’ils n’en ont pas bénéficié. Freud explique dans une lettre fameuse pourquoi il ne pensait pas pouvoir voir l’Acropole de ses propres yeux : aller si loin, être celui qui avait « si bien fait son chemin », cela semblait interdit ; tout se passe en effet comme si la mesure du succès était d’aller plus loin que le père, et comme si cela même fût toujours interdit – je paraphrase.
L’anorexique a peur de travailler, parce que l’anorexique a peur d’exister. D’exister en « trop », d’être ce qu’il peut être ou ce qu’il peut devenir. Ce n’est pas, au fond, une peur d’échouer, c’est un cas d’angoisse panique de réussir. Comme si la réussite allait être usurpée sur la vie des parents, dont les échecs ou les limites ont été intériorisés dans le surmoi comme autant de frontières à ne pas franchir soi-même. J’ai donc eu récemment cette idée, qui montre toute l’ambivalence du procédé anorexique : dans la maladie, le sujet tout à la fois tente de surmonter cette peur – parce qu’il change, de fait, en s’amaigrissant ; il tente de se produire en produisant son corps anorexique, il essaie de s’exprimer dans cette modification de sa matière corporelle – ; et en même temps, il s’assure que le procédé choisi a toujours un caractère auto-punitif, masochique et auto-destructeur – il se produit en se supprimant ; il apparaît en disparaissant ; il s’affirme en se niant.
La maladie n’est pas opposée à la « santé » : la santé ne préexiste pas à la maladie, la maladie est une voie vers la santé, une voie qui permet imparfaitement d’y accéder. Il y a dans l’anorexie un mélange complètement explosif de soumission et de révolte, et de premier pas amorcé dans le sens de l’individuation. On ne peut pas comprendre une telle maladie mentale si on se borne à la percevoir comme un « je tombe malade alors que tout allait bien » ; en réalité tout allait mal et la maladie est une manière de commencer à aller bien, même et surtout si elle engage le risque d’y laisser la peau.
