– J’aime, enfin je l’aime, quoi, mais vous voyez c’est marrant, je me rends compte qu’il y a une partie de moi que je ne livre jamais tout à fait. Ce n’est qu’avec un amour sincère que je prends conscience de ça ; avec un amour inférieur, on peut toujours se dire qu’on ne donne pas parce qu’on n’a pas trouvé de destinataire à sa mesure. Avec la bonne personne, on voit qu’il y a une part de soi inaliénable.
– Une sorte de jardin secret, que vous gardez par-devers vous ?
– Oui… Je pense qu’il y a une chose inaliénable, qui ne peut même pas faire l’objet d’un don, qui n’est pas destinée à ça. J’avais été saisie de voir que Winnicott disait du noyau du self qu’il était incommunicable, qu’il n’entrait jamais en communication. Ce n’est pas seulement que le faux self le dissimule, c’est que même chez une personne normalement structurée, dont le faux self n’a pas rendu indéchiffrable ou inaccessible le vrai self, il y a ce noyau, au centre, qui reste muet, secret. Et qui est la source de tout le reste, mais toujours indirectement : il n’y a pas d’accès direct ; on n’a accès qu’au produit du métabolisme. C’est-à-dire que même le sujet n’y accède pas. Et je suis très sensible à ça, à l’idée de mon propre mystère. La psychanalyse elle-même ne réduit pas ce mystère ; le mystère est l’un de ses moteurs, car on est avide de soi-même, d’une connaissance socratique de soi-même – bien loin du narcissisme vulgaire, ou nombrilisme, dont les gens pensent qu’il est au principe de l’analyse. Mais il y a de l’inconnaissable en soi-même, et qui n’est même pas lié à l’hypothèse de l’inconscient, au refoulement, etc. C’est seulement le point par lequel on est toujours, en partie, étranger à soi-même – si on veut l’exprimer en termes religieux, on peut dire que c’est ce par quoi la nature humaine échappe à sa finitude, échappe justement à toute auto-détermination, et qui fait signe vers une forme de transcendance, de fondement extérieur de l’existence. Je crois que la psychanalyse a bien pour finalité l’exaltation et le courage du libre-arbitre, qui est comme le point d’aboutissement de l’analyse, et qui finalement lui oppose une certaine résistance : je juge, je décide, et mes décisions, irrévocables, ne sont plus un chantier dans le matériau que je soumets à l’analyste ; c’est ce que je produis au-delà du mouvement réflexif sur moi-même, au-delà du ressaisissement de l’inconscient, et qui a un caractère, disons, définitif. Parce qu’il faut bien s’engager dans le champ pratique pour commencer à exister – là aussi, en un sens tout à fait winnicottien, pour commencer sa propre vie, admettre qu’elle est inscrite dans une temporalité finie, qu’elle se passe et s’écoule. Mais, en-deçà, il y a un noyau, qui n’est pas à proprement parler de l’inconscient, qui pourrait être adéquatement défini comme l’innéité du caractère ; qui est la part donnée de la nature du sujet, et à quoi on a d’autant plus de mal à accéder qu’elle est toujours surmontée par des strates superposées de déterminants acquis, très perceptibles quant à eux. C’est difficile d’exprimer ça. Quand j’étais adolescente, je parlais de mes « ressources » ; je disais que je puisais en elles. Ce ne sont pas des ressources construites ; je suis à peu près convaincue qu’elles m’ont été données ; un inconditionné de naissance, qui explique beaucoup de développements psychiques, qui explique une grande part de ce qu’on appelle la résilience. Je ne pense pas qu’il y ait un mouvement volontaire dans la résilience : ce n’est pas une combativité voulue, c’est le sujet qui dispose des ressources qu’il trouve spontanément en lui-même pour surmonter les événements, et qui sont inaltérables. Sauf dans les cas extrêmes d’anéantissement. Ça, j’ai mis des années à voir que c’était un privilège de ma nature : je ne suis pas démunie, en fait, je ne voudrais pas échanger mon cerveau contre un autre, pour le dire vite, et même si ça peut paraître prétentieux, ça ne l’est que superficiellement – c’est la peur d’être présomptueux qui fait qu’on s’interdit d’éprouver de l’amour de soi et de la gratitude pour sa propre nature pendant des années, et c’est à bien des égards un tort et une perte de temps. Il faut absolument être conscient de ce qu’on a ; ne pas l’être, c’est manquer de justesse et de reconnaissance, et on pourrait dire que c’est une négation de Dieu. Or c’est vrai que je crois en Dieu, comme à un fondement extérieur : je ne me dois pas tout, en fait de conditions (je ne suis pas ma propre création) ; mais je me dois tout, au sens où je dois vivre conformément à mes capacités, sans les négliger ou les sous-estimer. Une sorte d’obligation morale envers soi-même qui a pour principe le fondement divin de sa propre existence.
Quels que soient les jugements des autres, en dernier ressort, ils ne font que m’effleurer, parce que j’ai toujours été à mes yeux la seule source crédible de jugement. Pas que je déprécie les jugements extérieurs, ou que je tienne le mien pour supérieur : je pense seulement qu’il est fiable, droit, et qu’il me renseigne assez sur l’expérience pour m’y engager de manière pertinente : good enough, si l’on veut. Je fais confiance à cette source vive, absolument immanente : quelles que soient les circonstances, je sais qu’elle n’est jamais tarie. Je plains les gens qui se sentent vides, comme les psychopathes – ceux qui ont besoin des émotions des autres pour se sentir un peu vibrer, parce qu’ils sont morts intérieurement. Je suis à l’opposé : je n’ai pas besoin de faire de l’autre un instrument – de ma jouissance, de mon sentiment d’exister –, parce que je suis mon propre instrument, cette fois-ci véritablement au sens musical : je sais faire vibrer toutes mes cordes intérieures, la musique est toujours là. Je ne dis pas que je voudrais revivre tout ce que j’ai vécu – j’ai connu une quantité démesurée, monstrueuse, de souffrances. Mais l’amour de soi, c’est cette conviction de pouvoir trouver en soi-même une infinité de richesses : ça, j’ai commencé à le reconnaître il y a quelque temps, et maintenant c’est un savoir constant avec lequel je vis. Ça, je ne le donne pas. Je ne me le donne même pas : j’attends que ça œuvre. En dernier ressort, même dans la plus totale solitude, je n’ai qu’à attendre que ça œuvre. C’est comme ça.
