Freud et la foi dans le père.

« Faut-il croire en l’amour du père ? » J’ai adressé cette question à l’un de mes professeurs au cours de mes études de philosophie ; en l’occurrence ce professeur était également psychanalyste, et je concluais ainsi une sorte d’essai critique à propos de Psychologie des foules et analyse du moi de Freud, destiné à la validation de son séminaire.

C’était bien au psychanalyste que j’adressais la question, et elle n’était pas dénuée de colère ni d’agressivité à l’endroit de sa discipline. De ce que je comprenais du mythe de la horde originaire chez Freud, il était posé comme condition sine qua non de possibles rapports fraternels entre les hommes l’existence d’un individu élevé au rang de père tout-puissant, plus tard déifié. Cet individu, supra-individuel, transcendant tous les autres, faisant à tous la promesse d’un amour égal, garantissait ainsi la possibilité, pour eux, de s’aimer entre eux. Ils ne pouvaient pas s’aimer directement : seulement par la médiation de cet amour qu’ils recevaient communément du père.

Bien que, dans Psychologie des foules et analyse du moi, le mythe de la horde originaire soit plutôt conçu comme un ensemble atavique de motions archaïques susceptible de réapparaître dans toute formation communautaire ou collective, j’en concluais à une échelle plus immédiatement personnelle que le père était théorisé par Freud comme une instance suprême à laquelle il fallait nécessairement croire pour pouvoir se construire soi-même. Sans cette foi dans l’amour du père, l’individu était comme atrophié, privé d’un élément fondamental et fondateur de son propre développement ou de sa maturation. Cette idée, que je percevais comme un dogme de la psychanalyse, n’était pas sans exercer une certaine violence sur moi.

Rétrospectivement, je rapporte cette interprétation toute subjective et ce grief à l’encontre de la psychanalyse à une expérience précoce de la cure au cours de laquelle j’avais vécu une reviviscence inopportune. En effet, ayant entrepris l’analyse à 18 ans, j’avais, durant une séance, et sans doute à titre d’aboutissement de plusieurs semaines de travail souterrain de l’inconscient en ce sens, fait resurgir, à la surface de ma conscience et de ma chair, l’amour du père. Pas n’importe quel amour du père : l’amour œdipien ; cet absolu dont la petite fille n’a pas encore été détrompée.

Car aussi toutes les petites filles n’en sont-elles pas détrompées ? Le père n’est-il pas constitutivement un escroc ? Un père virtuellement abandonnique, un père absent par essence et non par accident ? Sans préjuger d’une réponse universelle à cette question, j’avais du moins moi-même fait l’expérience d’un tel désenchantement. Un abandon du père, pas là quand il le faudrait, pour séparer l’enfant d’une mère assaillante, et qui met d’abord la petite fille dans une position clivée. Clivée dans la mesure où, en son absence, elle peut certes conserver de lui une image idéalisée, et d’elle-même corrélativement l’image d’une enfant adorée. Mais simultanément, croît en sa conscience la figuration de la lâcheté du père, et une sourde colère contre lui : « pourquoi n’est-il pas là ? ». Ou encore : « pourquoi me laisse-t-il tomber tout se prévalant d’un amour sans bornes pour moi ? ».

Les enfants du divorce sans doute vivent ce clivage avec une intensité particulière, passant de manière schizoïde d’un éprouvé d’ordre amoureux absolu à l’endroit du père, lors des retrouvailles, à l’appréhension et au vécu douloureux de son absence le restant du temps. Comment concilier ces deux positions ? L’adolescente que j’ai été ne les a pas réellement conciliées. Enfant du divorce, justement, obsédée par la recomposition mentale de positions affectives unitaires, j’ai préféré choisir un camp. J’ai préféré croire que je n’y croyais plus. Croire que je n’avais pas besoin d’y croire. Comme s’il s’agissait là d’une foi résiduelle devenue obsolète dans mon existence : je devenais à moi-même ma propre colonne vertébrale, ma propre source de discernement. Le père était méprisé ; et même complètement déchu.

L’analyse, disais-je, m’a fait comme un pied de nez. Moi qui étais bien, droite dans ma colère, ainsi que l’écrit joyeusement Philip Roth à propos de l’un de ses personnages, Carol, dans La Contrevie :

« Depuis la disparition de Henry, cinq mois auparavant, Carol avait connu elle-même une transformation singulièrement proche de la sienne : elle en avait fini d’être gentille. Cette personnalité perpétuellement accommodante qui m’avait toujours fait l’effet d’une énigme mineure s’armait désormais du cynisme nécessaire pour survivre à ce coup bas inexplicable, ainsi que de toute la hargne requise pour cicatriser. Le résultat, c’est que pour la première fois de ma vie j’étais sensible à une forme de puissance en elle (ainsi que de séduction féminine) et que je m’étais demandé à quoi bon m’acharner à rétablir la paix des ménages. Est-ce que tout le monde n’était pas plus heureux enragé ? En tout cas, plus intéressant. On ne rend pas justice à la colère ; c’est parfois distrayant, un vrai bonheur. »

… Moi qui me construisais tant bien que mal, mais surtout bien, dans cette idée que je tenais sans lui – davantage que je ne tenais à lui –, me suis retrouvée au cours d’une séance submergée par une couche profonde mon être ; une strate aussi fondatrice qu’ensevelie : l’amour absolu, inconditionnel, du père. Du père dont la petite fille est dupe. Et je me suis mise à pleurer avec ce qui m’apparaissait comme une incontinence embarrassante à l’égard de ma psychanalyste : je ne pouvais plus m’arrêter ; j’étais débordée. Je me rappelle avoir pris le mouchoir qu’elle m’offrit alors avec la pensée qu’il ne suffirait pas à étancher l’affaire. Comment allais-je me ressaisir ?

Je ne devinais pas qu’il me faudrait plusieurs années pour me ressaisir, et que l’enjeu n’était pas simplement de regagner un semblant de dignité et de contenance avant la fin de la séance. Car voilà, le sentiment était impossible à contenir : un absolu, un absolu anachronique à plus forte raison, passe les bornes du sujet ; excède ce qu’il peut raisonnablement mentaliser. Le sujet est voué à vivre cet amour sur un mode émotionnel, infra-rationnel, et à se laisser aveuglément porter par lui dans certaines de ses décisions. Je me retrouvais ainsi dotée à nouveau de l’amour du père, dont je ne savais que faire si ce n’était qu’il me révélait, à ma propre incrédulité, que j’aimais toujours profondément mon père. C’était la révélation mystérieuse d’un aspect perdu de moi-même : je n’étais pas si dure, après tout. Peut-être avais-je du même coup recouvré la capacité d’aimer, car c’en est une, et celle de me concevoir comme une femme et non un « individu » indifférencié, tenant des deux genres ou sexuellement ambivalent, mais cette double capacité allait me jouer bien des tours avant que je puisse la dominer ou la faire mienne.

En découvrant Winnicott récemment, en particulier en lisant La capacité d’être seul préfacée par Catherine Audibert, j’ai compris une chose essentielle de la cure. L’analyse ne peut avoir pour enjeu les rapports œdipiens si ceux, plus primitifs et plus déterminants encore, du nourrisson à sa mère, n’ont pas été identifiés. Car ce sont eux qui préjugent de la capacité de l’analysant à être seul, et partant de sa capacité à aborder les problématiques œdipiennes sans désemparer. N’ai-je pas d’ailleurs interrompu mon analyse pendant sept ans après cette première expérience de la cure ? Je suis partie, certes pour des raisons liées à mes études, mais aussi pour un motif qu’évoque Winnicott :

« Nous pouvons comprendre la haine que les gens ont eue contre la psychanalyse qui a pénétré si loin dans la personnalité humaine, et qui représente une menace à l’égard du besoin de l’individu d’être secrètement isolé. » (Winnicott, La capacité d’être seul, « de la communication et de la non-communication »)

Catherine Audibert commente dans la préface :

« Cette indication est notamment très importante pour mener à bien le travail avec les adolescents qui, comme le dit Winnicott, peuvent éprouver que « la psychanalyse les violera, non pas sexuellement, mais spirituellement ». La psychanalyste Margaret Little a très justement relevé la remarque de Freud mentionnant que si le sujet manifeste des angoisses concernant plutôt l’existence, la survie, l’identité (et non pas la situation œdipienne), « la psychanalyse, dans sa forme classique, reste sans effet » (Margaret L. Little, « Mon analyse avec Winnicott », Des états-limites. L’alliance thérapeutique). Elle-même, à la suite d’une expérience psychanalytique – face à une analyste qui s’évertuait à interpréter les propos de Little en termes de conflit psychique lié à la sexualité infantile, alors que celle-ci tentait de lui faire comprendre que ses problèmes étaient liés aux notions d’existence et d’identité – conclut : « La sexualité ne [peut] qu’être hors de propos et sans signification aucune tant que l’on n’[est] pas assuré de sa propre existence, de sa survie et de son identité. » […] En d’autres termes, il sera bien temps de s’attaquer aux processus névrotiques lorsque le patient sera enfin capable d’être seul. »

Ladite capacité d’être seul tient à une organisation antérieure à la triade œdipienne : les relations de la mère et du nourrisson. Pour que ce-dernier développe un sentiment de son être propre, et puisse jouir de lui-même, il faut que sa mère « annule » par les soins qu’elle lui prodigue la situation objective de dépendance et de vulnérabilité dans laquelle il se trouve. Que la mère soit « suffisamment bonne » signifie qu’elle est suffisamment dévouée à son enfant pour qu’il puisse se sentir seul à ses côtés : protégé par sa mère des menaces surdimensionnées que représenterait autrement l’environnement extérieur, il n’est pas exposé à des angoisses primaires de morcellement ou de chute indéfinie dans le vide. Plutôt que d’avoir à élaborer des mécanismes de défense psychotiques, d’ordre autistique, pour se défendre lui-même de telles angoisses, il peut accéder à une expérience saine de la solitude. Ainsi, et bien paradoxalement, la capacité d’être seul, celle du nourrisson puis ultérieurement celle de l’adulte, tient en son fondement à la présence de la mère, qui la soutient d’abord par sa sollicitude. La capacité d’être seul d’un individu est proportionnée à la possibilité qu’il a eue d’être seul en présence de sa mère. Winnicott cependant mentionne des cas d’individus résilients, qui développent une relation non-pathologique à la solitude en dépit de conditions initiales défavorables. La cause d’une telle résilience n’est pas tout à fait élucidée.

Je pourrais peut-être comprendre, dans cette perspective, que Kafka, comme il l’écrit dans la Lettre qu’il lui adresse, ne se soit jamais véritablement émancipé de la figure de son père :

« Mais comme je n’étais sûr de rien, comme j’attendais de chaque instant une nouvelle confirmation de mon existence, comme il n’y avait rien qui fût en ma possession réelle, incontestable, exclusive et déterminée par moi seul sans équivoque (…), je me pris à douter aussi de ce qui m’était le plus proche, de mon propre corps (…). »

Ne s’agit-il pas précisément, dans ce passage, du défaut de l’assurance de sa propre existence, mentionnée plus haut ? On ferait alors l’hypothèse suivante : le rapport au père, comme à une figure tutélaire indépassable, est fixé dans une irrévocable ambivalence – entre mépris et adoration – tant que la certitude plus fondamentale d’exister n’est pas réellement advenue à la conscience du sujet. Et celui-ci ne peut choisir d’aimer ou de ne pas aimer le père, d’y croire ou de n’y pas croire, tant qu’il n’adhère pas à sa propre existence. Tant que celle-ci lui semble toujours potentiellement hallucinée – car ainsi en va-t-il bien des personnages de Kafka.

Le sentiment hallucinatoire me semble en effet plonger ses racines dans les mécanismes primaires par lesquels le nourrisson s’est coupé de l’environnement extérieur, de manière autistique, pour faire disparaître les menaces irreprésentables que cet environnement constituait. Le nourrisson tout à la fois a dû apprendre à être là sans être là – amusante formule que j’appliquais plus tôt à l’endroit du père. À exister sans coïncider avec lui-même, et plus particulièrement avec l’affect de détresse et d’impuissance absolue que lui inspirait sa solitude – dans l’absence de la mère. Une mère par exemple dépressive, écrit Winnicott.

Ainsi j’arriverais à la conclusion suivante, en n’ayant certes pas explicité toutes les étapes du raisonnement, certaines étant seulement suggérées : la possibilité de n’être pas dupe du père, et néanmoins d’errer sereinement dans l’existence, sans effroi devant sa propre solitude, est strictement conditionnée à l’analyse de rapports plus fondamentaux à la mère dans la cure. Conjointement, l’amour du père, celui qui n’est plus lesté du reproche qui lui est simultanément adressé de n’avoir pas été là – ou de son être-baudruche –, ne devient-il pas possible à l’instant où il ne s’agit plus d’y croire ? Et, par-delà cet amour du père réel, la foi elle-même ne peut-elle alors apparaître – ou réapparaître –, puisque, décorrélée du doute à l’endroit du père (et de son escroquerie), et décorrélée du doute à l’endroit sa propre existence (et de sa réalité donc finitude), elle se déplace du père à Dieu ?

LA RÈGLE DU JEU / NOVEMBRE 2021

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