Une remarque de non-spécialiste, de simple passionnée, sur Kafka, au détour de deux conversations récentes avec Samuel Piquet et David di Nota.
C’est amusant comme beaucoup de gens que je connais sont tentés de ne retenir du Journal ou de la Lettre au père que l’aspect radicalement auto-dépréciateur, lourdement névrosé, comme si Kafka avait passé sa vie à se prendre pour un cafard ou un incapable. Ce qui me fait toujours rire est : oui, d’accord, mais enfin, c’est Kafka. Je ne sais pas si on se représente le degré de désinhibition et de liberté personnelle que requiert le fait de composer une œuvre aussi originale que la sienne. Kafka est en réalité très conscient de son génie ; il le dit régulièrement dans le Journal : « le monde prodigieux que j’ai dans la tête (…) », « le talent que j’ai pour décrire ma vie intérieure, vie qui s’apparente au rêve, a fait tomber tout le reste dans l’accessoire », etc.
Je me suis aperçue un peu inopinément, en parlant d’anorexie mentale, que cette requête de destruction de certains manuscrits, ou de non réédition de certains textes, adressée à Max Brod, et dont il savait qu’elle ne serait pas satisfaite, était une simple parade pour se mettre en accord avec son surmoi, certes tyrannique, mais jamais paralysant. C’est précisément ça qui fait que je ne comprends les gens qui se considèrent comme des losers ou des maudits et qui s’identifient avec orgueil à la figure de Kafka : Kafka est à l’opposé de l’auto-sabotage.
Exactement comme j’ai pu dire de l’anorexique qu’elle ne cherche pas, contrairement à certaines interprétations courantes, à se « saborder ». Elle cherche, disais-je, une stratégie, un détournement qui est, in fine, une voie plus sûre à ses yeux vers le succès ; et même, en un sens, une garantie absolue de succès. L’anorexique veut une technique infaillible ; mais, c’est vrai, elle en passe par une autodestruction relative, comme si elle cherchait elle aussi une « formation de compromis » – pour reprendre le mot de Freud. L’autodestruction est bien liée à la culpabilité que lui inspire le fait d’acquérir une existence autonome, une vie de sujet au sens plein du terme – les anorexiques ayant souvent eu le sentiment d’être au service de leurs parents, voire d’être une simple extension narcissique de ceux-ci – ; néanmoins, si elles consentent à cette autodestruction partielle pour se mettre en règle avec les exigences du surmoi, elles ne cherchent pas moins, à même l’autodestruction, à s’émanciper de leurs aliénations. Elles ne cherchent rien moins que la réalisation de leur désir de sujet ; rien moins qu’à être elles-mêmes, à trouver une « forme » corporelle dans laquelle le soi pourrait être communicable. Et même si elles échouent et sont prises au piège de leur stratagème, c’en est la finalité initiale, et elle est méthodiquement et rationnellement visée.
La différence avec Kafka est que sa propre stratégie, à lui, n’a pas échoué. En ce sens, Kafka n’a pas l’ethos de l’anorexique, même s’il a partiellement l’ethos de son jeûneur, dans la nouvelle Un virtuose de la faim, ou plus simplement celui d’un ascète qui s’est imposé toute sa vie un rare degré d’autodiscipline. Le fait est que Kafka, une fois qu’il a rendu un hommage paradoxal à son père dans sa Lettre – en ne renonçant jamais à faire de lui une figure idéalisée, supérieure, plus vigoureuse et plus forte qu’il ne pourrait jamais l’être lui-même –, une fois qu’il s’est mortifié, ou plutôt tout en faisant cela, et même en se plaignant régulièrement de toutes sortes d’obstacles – comme l’insomnie ou la vie de bureau ou les migraines –, qui étaient autant de projections du surmoi et de l’angoisse paranoïaque de n’avoir pas le droit d’exister à part entière… a écrit.
C’est amusant, parce que toute proportion gardée (faut-il le préciser ?), ça m’a fait réfléchir au rôle de l’angoisse dans ma propre constitution psychique. J’ai certainement passé des années à n’être jamais sûre de moi, à me sentir régulièrement exposée à des menaces d’effondrement (et pour cause, quand j’avais une organisation narcissique défensive en faux self : la dépression était à terme inévitable pour construire autre chose, sauf à abdiquer ma liberté), à angoisser à l’idée d’échouer ou d’être révélée ultimement comme l’imposture que je me sentais être. Néanmoins, rétrospectivement, je me suis souvent fait la réflexion que cette angoisse n’avait jamais été paralysante, mais plutôt, là aussi, à la fois un compromis et une stratégie pour m’empêcher, toujours, de me forcer à faire des choses qui ne m’intéressaient pas réellement. Oui, j’angoissais à l’idée de ne pas être à la hauteur… de choses que je ne voulais pas devenir ; que par conséquent je ne faisais pas. Consciemment, je me disais que j’étais inapte, mais inconsciemment, j’étais seulement en train de me protéger de la soumission à laquelle j’aurais consenti si j’avais eu confiance en mes capacités : j’aurais mis ces capacités au service du désir des autres. La part de compromis est que l’angoisse a pourri ma vie malgré ce que je réussissais ; c’était une manière de me faire payer mes choix ; mais, précisément, il s’agissait du même coup de mes choix. C’était un : OK, je ne ferai pas ce que vous attendez de moi, et je sais que ce faisant je transgresse, donc je vais me punir de ma liberté par de l’angoisse ; mais je serai libre.
Pour moi, si l’on doit identifier une structure psychique kafkaïenne, elle est de cet ordre, bien plus que d’un quelconque auto-sabotage réel, bien plus que de failles qui auraient été irrémissibles et tragiques. Et donc je suis toujours fascinée par les gens qui se consolent de lire son Journal, quand ils sont eux-mêmes captifs de purs mécanismes d’autodestruction ou d’inhibitions immenses dont ils ne s’extirpent jamais : Kafka est à l’opposé de ça. L’autodépréciation n’est que le texte explicite, qui ne doit pas tout à fait être pris au premier degré – exactement comme les aphorismes de Nietzsche, péremptoires, ne doivent jamais l’être non plus ; puisque leur vérité se révèle toujours dans la tension qu’ils entretiennent avec leurs aphorismes antithétiques. L’autodépréciation est peut-être l’expression d’un sentiment de dette impayable, et de culpabilité ; mais elle n’a pas le dernier mot.
