
Toute l’ambivalence de l’œuvre littéraire de Philip Roth tient sans doute à ceci :d’une part, l’auteur a mis la contingence et le chaos au cœur de ses romans ; d’autre part, si l’on en croit son autobiographie, Les Faits – magnifiquement traduite par Josée Kamoun –, aucun événement de sa vie personnelle ne fut conçu dans son aspect aléatoire.
I – Écrire le chaos
Le paradoxe apparaît lorsque l’on considère la tendance de l’auteur à enserrer les faits de son existence dans des récits nis, contrôlant ainsi la possibilité angoissante de leur pur non-sens, irrationnalité ou opacité irréductible. Les Faits révèlent la propension active de Philip Roth à interpréter rétrospectivement les événements de sa vie de sorte qu’il ne demeure en eux au- cune zone d’ombre. Chaque fait est compris, non seulement à travers une rationalisation a posteriori, mais également à la lumière de sa valeur nale pour la littérature, et ainsi perçu comme l’une des étapes nécessaires d’un destin littéraire. Chaque rencontre est décrite comme un enseignement dont l’écriture a profité :
«À mesure que les gens entrent dans sa vie, tu te dis ‘À quoi va-t-il servir, celui-là ? Qu’est-ce qu’il va lui fournir comme ingrédient pour un livre ?’ Alors bon, c’est peut-être la différence entre une vie d’écrivain et une vie ordinaire. (…) L’aléatoire n’est pas son sujet.» (Les Faits)
Charles Bukowski écrit de son père, dont il raconte les abus et la violence physique dans Ham on Rye, qu’il a été un «excellent professeur de littérature»: «il m’a appris le sens de la souffrance – la souffrance pour rien ». Ainsi en va- t-il du personnage de Josie dans Les Faits, la première femme de Philip Roth: «Comment aurais-je pu lui résister ? (…) comment n’au- rais-je pas été fasciné par ce talent débordant pour s’inventer sans vergogne ? Comment un romancier en herbe aurait-il pu prendre ses distances vis-à-vis de cette imagination jamais en échec et capable d’ourdir les ironies les plus diaboliques ? ». Le personnage de Josie, dont les actions sont outrancières et les subterfuges témoignent d’une absence d’intégrité autant que d’une rare ingéniosité pour la mise en scène et la tromperie, apparaît comme l’incarnation réelle de l’audace et de l’exubérance dont un écrivain a besoin pour construire des ctions. Josie apprend à Philip Roth le niveau de dé- sinhibition indispensable au fait d’écrire autre chose que des mièvreries. Du moins est-ce ainsi qu’il choisit de présenter son ex-épouse.
Philip Roth ne laisse ainsi pas les événements de son existence lui échapper ou se dérouler de façon hasardeuse, informe et incompréhensible. Les êtres, les rencontres, les interactions ont une fonction, comme s’il s’agissait de saisir à travers eux une vérité dernière. Comme s’il fallait neutraliser définitivement l’hypothèse que tout cela puisse n’avoir, au bout du compte, aucun sens, ou être gratuit. Et néanmoins, les ctions de Philip Roth mettent en scène cela même qu’il cherche à conjurer en écrivant : l’éclatement du réel et son imprévisibilité. Ses ctions évoquent par excellence le débordement potentiel du réel sur les projets des personnages, qui peut les réduire en miettes et les transfigurer. La possibilité, toujours présente, jamais éliminée, d’être dévié de sa trajectoire, voire complètement brisé par les circonstances, est celle qui hante le plus l’œuvre de Roth. Corrélativement, le fantasme de toute-puissance, la domination absolue du principe de plaisir sur le principe de réalité, sont-ils aussi les plus humiliés par ses romans. Mais ces derniers n’en constituent pas moins le moyen le plus sûr d’accepter la vulnérabilité de l’existence humaine.
De l’existence humaine, et non pas de la « réalité», pour reprendre une distinction opérée par Milan Kundera dans L’art du roman :
«Le roman n’exprime pas la réalité mais l’exis- tence. Et l’existence n’est pas ce qui s’est pas- sé, l’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la carte de l’existence en découvrant telle ou telle possibilité humaine. (…) Le romancier n’est ni historien ni prophète : il est explorateur de l’existence.» (L’art du roman, II)
L’idée qui semble obséder Philip Roth est bien celle des possibilités inhérentes à l’existence humaine: comment coïncider parfaitement avec une situation donnée si mille basculements ou retournements sont virtuellement présents à chaque instant ? La vie s’accompagne perpétuellement de contrevies qui lui donnent à la fois une tournure extrêmement précaire et l’apparence de l’arbitraire. Pourquoi, après tout, cette vie et pas une autre, et comment avoir con ance dans le déroulement actuel des phénomènes si celui-ci peut incidemment dégénérer par l’effet d’une contingence immaîtrisable? Comment vivre avec la conscience que la situation dans laquelle je suis n’est douée d’aucune permanence intrin- sèque, mais pourrait tourner à la catastrophe par un concours de circonstances hasardeux ? C’est cette conscience aiguë, et quasiment paranoïaque, de la possibilité latente du surgissement du chaos ou même seulement de l’altérité – au sens d’une situation qui n’est plus identique à elle-même – qui caractérise résolument l’œuvre de Philip Roth, et pourrais-je dire, son humeur.
Face à la mutabilité du réel se dressent quelques contre-exemples. Dans le roman Exit le fantôme, le narrateur évoque en ce sens les propriétaires d’un restaurant italien dans lequel il a ses habi- tudes : ceux-ci sont rassurants parce qu’ils sont toujours là et semblent satisfaits de leur sédentarité. Il y a un réconfort, écrit Nathan Zuckerman, à penser que certains individus s’accommodent de l’absence de mobilité, choisissent un lieu et y épuisent paisiblement leur existence. Par où l’on voit que ce n’est pas uniquement la mutabilité du réel qui est angoissante, mais le fait de devoir choisir une vie. Les tenants du restaurant italien non seulement jouissent de la stabilité mais la désirent ! Ils contrastent radicalement avec le syndrome de dépersonnalisa- tion qu’expérimente le narrateur, phénomène psychopathologique récurrent chez les doubles fictifs de Philip Roth. Pour Zuckerman, «[être] est un long numéro continu, tout le contraire de ce qu’on appelle être soi-même. De fait ceux qui paraissent le plus eux-mêmes me font l’effet d’imiter ce qu’ils croient vouloir être, devoir être, ou passer pour être aux yeux de ceux qui fixent les critères. Ils sont tellement sincères qu’ils ne s’aperçoivent pas que leur sincérité fait partie du jeu. Pour d’autres, cependant, individus conscients, cela n’est pas possible: s’imaginer être eux-mêmes, vivre leur vraie vie personnelle authentique relève pour eux de l’hallucination.» (La Contrevie)
La dépersonnalisation n’est pas subie, comme une folie passive: elle est l’état normal des individus conscients de l’absurdité qu’il y au- rait à se sentir «soi-même» alors qu’exister revient à être témoin, continûment, de l’autre de la conscience – sous la forme, par exemple, du «ça» et de l’inconscient–,et de l’autre d’une situation donnée – sous la forme de l’imprévu. Exister, c’est faire l’épreuve de ce vertige
« La loi de la vie : le va-et-vient. À chaque pen- sée une contre-pensée, à chaque pulsion une contre-pulsion. Pas étonnant qu’on en devienne fou et qu’on en meure ou qu’on décide de dis- paraître. » (Le Théâtre de Sabbath)
Tenir dans ce vertige, qui confine dans Le Théâtre de Sabbath à la nausée et au délire, est le tour de force que doit accomplir Mickey Sabbath. Ce dernier incarne en effet la douleur de la mémoire et la conscience de l’impermanence des choses à un niveau paroxystique ; il est cet homme que décrit Nietzsche dans ses Considérations inactuelles (II), qui n’aurait pas une capacité suffisante d’oubli et retiendrait du réel toutes les mutations :
« Un tel homme ne croirait plus à sa propre exis- tence, ne croirait plus en soi, il verrait tout se dissoudre en une multitude de points mouvants et perdrait pied dans [le] torrent du devenir.»
L’œuvre romanesque de Philip Roth peut être décrite comme une vaste fresque du devenir, du polymorphisme du réel et du soi, où la frontière entre les éléments donnés d’une situation et toutes leurs combinaisons possibles est éminemment brouillée, au point de rendre la perception du réel hallucinatoire. J’ajouterais ici que, si la littérature semble être pour Philip Roth le remède le plus efficace contre la conscience inquiétante du chaos tapi derrière l’apparente stabilité de chaque situation, la figure du père est l’autre remède. Le père, parfois dans les ctions, comme dans le Complot contre l’Amérique :
«Mon père était un lutteur-né.»
… mais aussi et surtout dans Patrimoine et dans Les Faits – où il s’agit du père réel de Philip Roth –, incarne la « pugnacité ». Le père est par excellence la gure du combattant infatigable :
« Malgré sa nature d’écorché vif, qui l’exposait à une anxiété irréductible, sa vie se distinguait par la capacité à rebondir. Je n’ai jamais connu d’as- sez près un autre individu – excepté mon frère et moi – qui soit susceptible de traverser aussi vite une telle gamme d’humeurs, qui soit autant affecté par les choses, aussi ouvertement ravagé par une déconvenue grave, et pourtant, une fois la secousse répercutée jusqu’aux tréfonds de lui, capable de se remettre en selle avec autant de pugnacité, de reprendre du poil de la bête et de repartir.» (Les Faits)
Le père représente un antidote à la frénésie du réel : il n’y a rien qui soit, pour lui, insurmontable. Et l’on est tenté d’affirmer que la manière que trouve Philip Roth d’accéder à un degré analogue de maîtrise, et donc à une virilité qui l’émancipe du besoin du père, c’est la littérature. La littérature est à l’existence de l’écrivain adulte ce que le père était à l’existence de l’enfant : elle est ce qui contient le débordement.
II – La sagesse du roman
Mais décrire le surgissement du chaos n’est pas assez. La littérature, même dans les romans les plus ouverts de Philip Roth, veut accéder à un sens. Ce qui me frappe est sa parenté avec les procédés de la psychanalyse. Sans doute l’analysant cherche-t-il une vérité, fût-elle plurielle, qu’il perçoit comme l’aboutissement idéal de son travail. Sans cette recherche d’une vérité, au moins à titre d’idéal régulateur, la parole se- rait perçue comme une simple divagation saisissant aléatoirement des fragments de la vie psychique inconsciente dans un libre jeu des facultés. Le désir de se comprendre, et donc de dire sa vérité par-delà les légendes et les dis- cours rapportés, est fondamental. On ne saurait renoncer, en analyse, à l’idée de saisir le moi et la nature de son désir propre qui ne serait ni captif, ni mimétique, de celui de l’Autre. Néanmoins, l’analyse en passe par un vertige permanent, et méthodique, des significations. Elle dé- construit les points de fixation de la conscience, tout ce qui s’est en elle fossilisé, est tenu pour une vérité indétrônable, et constitue un angle mort de la pensée. Dans ce vertige, où tous les sens préalablement acquis vacillent avec l’aide du scepticisme – réel ou projeté – de l’analyste, il n’y a pas de place pour la vérité, au sens philosophique d’une vérité apodictique, mais une place se dégage pour un autre type de savoir. Celui-là même que la littérature semble chercher aussi :
«Mais enfin, il est de fait que les proches pa- rents d’un écrivain sachant s’exprimer sont prisonniers d’une situation singulière: ils se découvrent «matériau», et, circonstance aggravante, leur propre «matériau» est toujours exprimé à leur place par quelqu’un qui les a coiffés sur le poteau dans sa dévoration voyeuriste de leur vie, sans pour autant atteindre nécessairement à la vérité.» (La contrevie)
La «vérité» est bien envisagée ici: il n’est pas question, pour Roth, de dire que cette notion serait vide de sens, ou dépassée. Seulement, il écrit que cette vérité n’est pas toujours générée par le roman. Pourquoi? Sans doute parce que la littérature se donne pour tâche d’absorber ce qui est étranger à son auteur, autrement dit l’altérité, mais que cette dernière est une cible que l’auteur peut manquer. Comment l’auteur pourrait-il en effet vouloir écrire si ce n’était pour clarifier ce qui, se présentant sous une forme confuse et désordonnée, faisait violence à son désir d’intelligibilité ? L’écrivain écrit certes da- vantage pour décrire que pour prescrire. Mais cette description n’en a pas moins pour nalité de domestiquer le réel et la possibilité consti- tutive de sa folie ou de son absurdité. Et néanmoins, la vérité absolue de Descartes n’est pas son objet :
« Comprendre avec Descartes l’ego pensant comme le fondement de tout, être ainsi seul en face de l’univers, c’est une attitude que Hegel, à juste titre, jugea héroïque. Comprendre avec Cervantes le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d’une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent (vérités incorporées dans des ego imaginaires appe- lés personnages), posséder donc comme seule certitude la sagesse de l’incertitude, cela exige une force non moins grande.» (Milan Kundera, L’art du roman, I, 3) La « sagesse de l’incertitude » qu’évoque Kundera se manifeste bien à différents endroits de l’œuvre de Philip Roth. Ainsi le personnage de Coleman Silk, à la fin de La Tache, n’en finit pas d’être mystérieux. Philip Roth, qui a reconstruit la genèse de son identité, ne l’a pas pour autant percé à jour : on ne sait pas réellement qui il est. De même, à la fin d’Opération Shylock, le sens de l’existence n’est-il pas révélé – le jeu constant de l’identité et la non-coïncidence à soi apparaissant comme la seule manière de vivre :
«Toutes ces incertitudes, cette peur et ce trouble – on dirait que tout cela est derrière vous maintenant. Vous êtes devenu imperméable à tout. Mazel tov. Pour l’instant, répondis-je. Pour l’instant. Rien n’est sûr. L’homme, ce pilier d’instabilité. Ce n’est pas ça le message ? L’incertitude de toutes choses. Le message de votre livre ? Non, je ne dirais pas cela. C’est un livre joyeux, c’est comme ça que je l’ai compris. Il irradie la joie. On y trouve toutes sortes d’épreuves et de moments difficiles, mais c’est un livre sur quelqu’un qui est en train de reprendre le dessus. Il y a un tel élan et une telle énergie dans les rencontres qui balisent son chemin que chaque fois qu’il sent la guérison lui échapper et cette chose [la dépression] revenir, eh bien, il se redresse et s’en sort sans une égratignure. C’est une comédie au sens classique du terme. Il se sort de tout sans une seule égratignure. Jusqu’ici, du moins. Ça aussi, c’est vrai, dit Smilesburger en hochant la tête avec tristesse. Mais, en parlant de «l’incertitude de toutes choses», je voulais dire que c’était le message de votre travail. Je voulais dire que vous cherchiez à montrer que tout est incertitude. Ça ? Mais c’est une crise permanente, irrévocablement liée à la vie elle-même, vous n’êtes pas d’accord? » (Opération Shylock)
Le narrateur s’est tiré d’un épisode dépressif majeur. Mais à la fin du roman, il se trouve face à l’impossibilité de vivre sans masque : n’être plus dépressif, c’est justement retrouver le désir de ces jeux de simulation et de dissimulation où la certitude d’une identité fixe n’existe pas. Inversement, dans Les Faits, c’est la dépression qui provoque une « lassitude extrême (…) devant les masques, déguisements, déformations et mensonges en tous genres», et suscite chez Philip Roth le besoin de raconter les faits réels, de « se démythifier » :
«(…) ma capacité d’autotransformation et avec elle mon imagination étaient au bord de la faillite. Dans la mesure où le reste de moi, failli de même, devinait que décaper l’écriture jusqu’à sa spécificité intrinsèque était une façon de retrouver ce que j’avais perdu, une voie vers la guérison et la force, je n’avais même plus le choix. J’avais besoin de clarifier, autant que je pouvais, de sortir du mythe pour sortir de la pathologie. »
Le dépressif peut recouvrer ce qu’il a perdu, son « moi », en restituant les faits bruts, en cherchant dans les faits autobiographiques du moins les racines de ses émotions : « (…) un livre qui suit dèlement les faits, qui les diffuse en s’abs- trayant de toute fureur créative, a le pouvoir de déverrouiller des signi cations que la mise en roman a obscurcies, relâchées ou même inversées, et celui de mettre des points ef caces sur le i de l’émotion.» (Les Faits) Et cependant, les fameux Faits de Philip Roth ne s’achèvent-ils pas sur la réponse de Zuckerman à la question inaugurale que lui adresse Philip Roth : ce livre « vaut-il quelque chose ? » ? Les Faits, pour réels qu’ils soient, sont compris entre deux lettres d’une correspondance entre l’auteur et l’un de ses plus puissants narrateurs et doubles ctifs, Nathan Zuckerman. En n, retrouver le «moi» n’a d’autre but que de recouvrer, du même coup, sa « capacité d’autotransformation ».
Il faut « sortir du mythe pour sortir de la pathologie», certes, car certains mythes narcissiques portent en eux-mêmes les conditions de leur ef- fondrement ; mais c’est pour mieux entrer dans le mythe à nouveau. À ceci près que les mythes que réélabore l’analysant, comme l’écrivain et son lecteur avec lui, proviennent d’une conception toujours plus entière du moi. Celle qui a digéré les formes successives de l’altérité, en un sens véritablement métabolique: la conscience est plus grande de s’être approprié des parcelles de l’inconscient. « Là où est le ça, le moi doit advenir », écrit Freud. Ainsi est trouvée, dans l’analyse, la possibilité d’introduire dans la subjectivité une inestimable plasticité. Julia Kristeva l’écrit éloquemment dans sa préface aux Rêves de Freud (six lectures) de Stéphane Mosès :
«[Stéphane Mosès] relève que les participants à la conférence de Freud, comme les patients, de sceptiques «se transforment en croyants». Credo, du sanscrit kredh / sraddha, signi e « je te donne mon cœur, ma force vitale, en attente de récompense ». À cette différence près, et elle est décisive, que, sur le divan, la récompense de «l’attente croyante» ne sera aucunement une promesse ni de paradis ni d’immortalité. Rien que l’interminable remise en question du sens et des liens. Pour les recréer, aussitôt défaits – et ainsi seulement ouvrir l’espace du rêve au temps de la pensée. Pour reprendre vie.»
C’est ce goût du mouvant qu’ont en partage la psychanalyse et l’œuvre romanesque de Philip Roth. De source d’angoisse et de difficulté à tenir dans le vertige d’un réel et d’une conscience sans cesse uctuants, l’étrangeté à soi devient une alliée. Celui qui, dépressif ou victime d’un syndrome de dépersonnalisation, entre en analyse, se réconcilie peu à peu avec l’impermanence, qui n’est plus signe de mort mais de vie.
L’embêtant en effet serait que tout soit iden- tique à soi, et que Philip Roth ne nous ait don- né ni Zuckerman, ni Tarnopol ni Kepesh.
III – Du mythe narcissique autodestructeur au mythe narcissique éclairé
Pour être plus précise, et pour conclure, je voudrais revenir à cette idée que le mythe auquel accède l’analysant est construit – ou plutôt reconstruit – à partir d’une conception plus entière et réaliste de son moi. C’est un mythe de ce genre auquel Roth accède à la suite des Faits, lorsque Zuckerman reprend la plume. Les mythes qui sont l’aboutissement du travail de l’analysant et de l’écrivain sont qualitativement différents des mythes plus anciens. En l’occurrence, ils signent le triomphe d’une énergie vitale sur des mythes pré-dépressifs qui contenaient les germes de leur propre rupture. Ces derniers étaient des élaborations narcissiques à teneur autodestructrice, et ils ne manquent pas dans l’œuvre de Philip Roth : ainsi en va-t-il de la légende de Lucy Nelson dans Quand elle était gentille, mais aussi de celle de Bucky Cantor dans Némésis.
Dans dans Les Faits, Philip Roth évoque en effet Josie, sa première épouse. Il dit avoir neutralisé l’emprise morale et le pouvoir de fascination qu’elle exerçait sur lui en entreprenant de faire sien, dans son roman Quand elle était gentille, et à travers le personnage de Lucy Nelson, le discours victimaire que Josie tenait sur elle-même, et qui l’enfermait dans une responsabilité morale aliénante:
« En écrivant Quand elle était gentille, j’en nissais avec le sortilège narratif de sa légende, qui tenait ma volonté captive ; c’était une catharsis que j’avais menée à son terme en prenant pour parole d’évangile son noir récit victimaire (…)».
Digérer le récit de l’autre revient à le comprendre de l’intérieur et donc à cesser d’en être le jouet; cela revient indissociablement à l’externaliser sous la forme du roman et à l’expulser de soi. La littérature est une manière de s’approprier la légende de l’autre, qui sans cela resterait une menace obscure pour l’intégrité de l’auteur et lui assignerait un rôle appauvrissant. Or se l’approprier consiste, dans le cas de Josie comme dans celui du personnage de Bucky Cantor, à en identi er les rouages et les funestes implications. C’est-à-dire à en développer une authentique connaissance en en faisant « une hypothèse ludique et une spéculation sérieuse tout à la fois, une forme d’investigation menée par l’imagination » (La Contrevie) :
«(…) j’avais extrapolé ensuite [son noir récit victi- maire], ayant compris à retardement et non sans douleur la déformation intérieure subie par la vic- time elle-même, et subie de façon plus grotesque encore que tout le reste, et qui ne pouvait nir que par son autodestruction.» (Les Faits)
La légende narcissique de l’autre est une expérience de pensée à partir de laquelle l’écrivain compose son roman. Celle de Josie, qui est de nature victimaire dans un univers inexorablement hostile, mène tout droit son sujet à une mort précoce. Semblablement, le personnage de Bucky Cantor, dans Némésis, est voué à un auto-sabotage de vaste ampleur du fait de sa complexion et des récits fondateurs, persécutoires, de son identité :
Bucky « était hanté par un sens du devoir exacer- bé mais n’était pas doué d’une grande puissance de raisonnement, et il en avait payé le prix fort en attribuant à son histoire une signification dramatique qui, s’intensifiant avec le temps, renforçait dangereusement son malheur. La catastrophe qui s’était abattue à la fois sur le terrain de jeu de Chancellor et sur Indian Hill ne lui semblait pas être un jeu stupide et pervers de la nature, mais un crime commis par lui-même, qui lui coûtait tout ce qu’il avait jadis possédé, et qui brisait sa vie. La culpabilité, chez quelqu’un comme Bucky, peut paraître absurde, mais elle est en fait inévi- table. Un homme comme lui est incurable. Rien de ce qu’il fait ne correspond à son idéal.»
En reprenant les concepts que Canguilhem développe dans Le normal et le pathologique, on pourrait dire que la maladie conduit certains person- nages à «déclasser» leurs anciennes normes de vie au profit de normes supérieures, c’est-à-dire à élaborer de nouvelles mythologies narcissiques lorsque les conditions de leur milieu changent et l’exigent, tandis que d’autres ne parviennent pas à se réinventer et déclinent irréversiblement:
« Il était l’antithèse même du plus grand prototype national de la victime de la polio, FDR, la mala- die ayant mené Bucky non au triomphe mais à la défaite. La paralysie, et tout ce que cela entraînait dans son sillage, avait endommagé de façon irré- parable son assurance d’homme viril, et il s’était complètement retiré de cet aspect de la vie.»
Bucky est écrasé par un sentiment de respon- sabilité qui donne à son malheur l’allure d’une implacable punition. Freud oppose cette disposition à celle du primitif qui blâme son fétiche plutôt que lui-même: «Le destin est vu comme un substitut de l’instance parentale; quand on vit un malheur, cela signi e qu’on n’est plus aimé par cette puissance suprême et, menacé par cette perte d’amour, on s’incline devant ce nouveau représentant des parents dans le surmoi, qu’on voulait négliger dans le bonheur. Cela devient particulièrement clair si l’on reconnaît le destin, en un sens strictement religieux, pour la seule expression de la volonté de Dieu. Le peuple d’Israël s’est considéré comme l’enfant préféré de Dieu, et lorsque ce père tout de grandeur abattit malheur après malheur sur son peuple, rien dans cette relation ne troubla celui-ci, il ne douta pas de la puissance et de la justice de Dieu, mais engendra des prophètes qui lui reprochèrent ses péchés, et créa à partir de la conscience de sa culpabilité les plus sévères préceptes de sa religion de prêtres. Il est remarquable de voir combien le primitif se comporte différemment ! Lorsqu’il a vécu un malheur, il n’en attribue pas la faute à lui-même mais au fétiche, qui n’a manifestement pas fait son devoir, et il le roue de coups au lieu de se punir lui- même.» (Le Malaise dans la Civilisation)
Dans le roman Némésis, la rencontre d’un hasard biologique – « l’épidémie de polio parmi les enfants du quartier de Weequahic et les enfants du camp d’Indian Hill » –, et d’un tempérament enclin à chercher obstinément, tel un personnage de Kafka, sa faute dans pareille tragédie, a peu à peu raison de Bucky qui se consume dans la culpabilité.
Ce n’est ainsi pas seulement l’éternelle mutabilité du réel que la littérature de Roth a pour objet. Comme la psychanalyse, elle s’efforce de dire et de surmonter, à travers toute une gamme romanesque, la venimosité et le caractère létal que certains mythes narcissiques, trop étroits et identiques à eux-mêmes, comportent. Elle les dit, et les écrit, pour ne pas les incarner.
LA RÈGLE DU JEU / MAI 2021
