– Je me rends compte que j’ai complètement désinvesti l’oralité. Ce que d’ailleurs j’interprétais à l’époque de ma dépression comme un symptôme : le ralentissement psychomoteur, l’appauvrissement du discours du mélancolique. Mais ce n’était pas un symptôme, c’était un mouvement interne, nécessaire, de changement. Une métamorphose du moi : je suis fascinée, vraiment, par les limites très ténues qui existent toujours entre maladie mentale et mouvement vers la santé ; vers une santé qui ne préexiste pas à la maladie mentale, qui advient dans et par elle. Je l’ai déjà souvent dit : j’ai découvert l’exercice de la lecture en dépression. J’ai arrêté de parler aux gens qui ne m’apportaient rien, à qui je donnais ou disais tout. Je me suis mise à ne garder, parmi mes proches amis, que ceux que je pouvais écouter. Pas ceux auxquels j’avais plaisir à parler : ceux que je prenais plaisir à écouter ; ceux qui avaient une parole à donner. Et j’ai lu : j’ai découvert, on pourrait dire, l’érotisme de la parole de l’autre, le plaisir de la passivité, de la pure réception de la parole de l’autre, quand elle est généreuse ; quand elle est un don. En gros, j’ai appris à recevoir, à me nourrir de l’altérité. Et j’ai cessé d’être attachée narcissiquement au fait d’être, moi, celle qui était capable de donner.
Je pense que c’est aussi pour ça que j’ai démissionné de l’éducation nationale, au-delà des raisons objectives qui poussent à partir, à savoir les conditions délétères d’exercice de la fonction. C’est que je n’aimais plus être le centre de l’attention, celle qui s’élance au-devant de la scène pour tenir un discours, pour impressionner, pour être charismatique ; pour dispenser un savoir. En fait, j’ai horreur, maintenant, d’être dans la position du maître, du sachant. Ça m’ennuie profondément : tout ce que je sais déjà, qui est transparent à ma conscience, si je dois l’exprimer pour quelqu’un, ça me plonge dans une fatigue immédiate ; parce que je n’y gagne rien, je ne fais que répéter un discours qui est déjà parfaitement articulé à l’intérieur de moi. Ce que, déjà, je m’étais mise à adorer durant les dernières années d’enseignement, c’étaient ces moments d’improvisation où je découvrais moi-même les auteurs en les apprenant aux élèves : je m’apercevais que je n’avais moi-même jamais compris Kant avant que de le restituer aux élèves de manière simple et pédagogique. En gros, j’étais mon propre professeur.
Maintenant ça va plus loin : j’aime ne pas savoir. J’aime les situations de non maîtrise, celles où je n’ai aucun savoir à ma disposition que je pourrais, comme ça, plaquer sur une situation pour en avoir une intelligibilité immédiate. Le savoir est un point fixe, un point de pensée inerte, morte : quand on est prof, on a plein de points fixes à l’esprit, qu’on doit garder tels, pour les sortir à point nommé. Moi, ce que j’aime, c’est, au contraire, le mouvement par lequel la pensée se décompose, se défait. J’aime la désagrégation, l’état d’impréparation au réel : celui qui suit le réveil, par exemple, où l’on n’est pas tout à fait tiré du sommeil, mais éveillé – celui où l’on est seul, vaseux, pas prêt ! Pas prêt à réagir à une stimulation de l’environnement, pas disponible. En gros, l’opposé de l’hyper vigilance que j’ai si bien connue pendant des années ; l’opposé de cet état hyper alerte, ou d’hyper acuité, dans lequel je pouvais à tout instant réagir à la présence éventuelle du danger.
Maintenant, j’aime l’état d’impréparation, un état quasi hypnotique, qui est aussi celui dans lequel on écoute les patients. Winnicott dit : quand on devient un bon analyste, on renonce à briller, à dire quelque chose de brillant ; on renonce à faire une interprétation séduisante, même si elle est vraie. Ce qu’on veut, c’est que le patient cherche, et trouve par lui-même. Ce qu’on peut lui donner, c’est un bout de signifiant, comme un lambeau de pensée, avec lequel son inconscient pourra chercher, résonner… C’est vrai, c’est la « défaite » de la pensée au sens où c’est la chute du maître ; l’inconscient est un infini, le savoir est un point minuscule dans cette immensité. Il faut donner quelque chose qui a une valeur heuristique, mais non interprétative ou explicative.
C’est drôle, je repense à ce passage de Lacan dans Les écrits techniques de Freud : l’échec de l’analyste, c’est de répondre avec son ego ; de même, l’échec de la parole analysante, c’est de parler à partir de l’ego. Il faut être à côté du savoir, c’est-à-dire rigoureusement à côté de l’ego. Aussi, je suis sensible à la position presque mystique – mais dénuée de religiosité – de la psychanalyse : il y a un mouvement, non de désubjectivation – parce que la parole est celle du sujet, l’écoute est aussi celle d’un sujet –, mais de déplacement : à côté du « Je ». À côté de l’orgueil. Hors je. Il y a une sorte d’aspiration au non-être.
– Au non maître ?
– Ahah, oui. Au non être : au non maître. Et c’est un mouvement existentiel : vous savez les autistes s’ennuient très vite ; plus ça va, plus j’embrasse mon autisme. La cure pour moi a été ça. Embrasser ma vocation d’autiste, sans culpabilité. Les autistes n’aiment pas perdre leur temps à des occupations qui ne leur apportent rien, ils sont très capricieux : ils veulent être passionnés, ou rien du tout. Je suis passionnée quand je dis quelque chose de radicalement nouveau, que je ne savais pas déjà. Je cite souvent Merleau-Ponty : « mes paroles me surprennent et m’enseignent ma propre pensée ». J’aime toujours, évidemment, articuler, fixer un savoir ; fixer un concept. J’aime et j’aspire toujours à la clarté conceptuelle ; celle de la distinction. Avec son caractère définitif. Mais c’est passé dans l’écrit, et on écrit pour oublier ; on fixe, et on oublie. La plupart du temps, quand on n’écrit pas, on flotte, on se désagrège : la pensée ne peut progresser que dans cet état premier de confusion, de désorganisation totales. Désagrégation, clarification, point fixe du savoir, retombée immédiate dans la désagrégation – qui est aussi un état de détente. De détente hypnotique.
C’est comme ça qu’on écoute les patients. C’est aussi comme ça que je veux être avec la personne que j’aime : pas vigilante, mais, très souvent, absente à moi-même ; et je veux pouvoir être dans ce chaos en présence de l’autre, sans qu’il mobilise trop mes raisonnements. La faculté de raisonner est juste la pointe visible de ce mouvement de décomposition et de recomposition de la pensée, quand elle émerge pour articuler quelque chose avant de retomber dans un état où tout est ineffable, parce que de recherche pure, de fermentation. Pour moi, l’amour, c’est être avec quelqu’un qui accepte ça, qui attend patiemment que j’articule, sans me demander de brouiller le mouvement interne de ma pensée par des explicitations à contre-temps, des explicitations de déjà connu ou des explicitations trop hâtives de quelque chose qui est encore de l’impensé, de l’indicible. C’est ça, la plus grande confiance que je puisse accorder à quelqu’un. Un état, aussi, dans lequel je ne brille pas.
C’est fou comme, à 32 ans, rétrospectivement, je me rends compte que je dois 95% de mes souffrances à l’activité de l’ego. Lacan a eu une idée de génie : cette « forme aliénée de l’être qu’on appelle l’ego » … L’ego est un être quérulent, revendicatif. C’est un être qui veut posséder. Convertir l’être en avoir : en voilà la définition ; l’ego est ce qui veut convertir l’être en avoir.
Posséder la maigreur, posséder des attributs fixes : avant, je voulais être fixée. Fixée dans des faits objectifs, des choses chiffrables, des quantités. Poids, concours, titres, statuts. Pour que, surtout, une fois ces fixités établies et communiquées à l’autre, je n’aie plus peur de me tromper, de balbutier : ma parole pouvait bien être un tâtonnement, mais il y avait ces points fixes, ces points qui fixaient objectivement ma valeur. Maintenant, et c’est fou, cet accomplissement, je ne veux être que tâtonnement et balbutiement. J’ai appris à recevoir ; j’ai donc aussi appris à donner : si la parole doit être donnée à l’autre, et pas seulement une image destinée à briller devant lui, elle ne peut qu’être ce balbutiement. Quand je rencontre quelqu’un, je ne suis pas un CV ambulant ; je veux bricoler une ou deux phrases très imparfaites, me risquer, manquer, rater, et si une conversation doit avoir lieu, ce sera par le truchement même de ces manques, de ces ratés ; parce que l’autre, aussi, saura y entendre quelque chose. Quelque chose d’infiniment plus généreux que de l’image narcissique. C’est ce que dit Aharon Appelfeld, aussi : quand on donne, on donne peu, on donne ce peu, mais on le donne vraiment. Tout ce qui est trop travaillé, trop maîtrisé, est douteux. Le vrai don est humble ; il fait fi de l’ego.
« (…) que le discours du sujet, pour autant qu’il n’arrive pas jusqu’à cette parole pleine où devrait se révéler son fond inconscient, s’adresse déjà à l’analyste, est fait pour l’intéresser, et se supporte de cette forme aliénée de l’être qu’on appelle l’ego. »
J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, V
