Joyce McDougall, dans l’article fondamental où elle introduit la notion d’addiction pour penser les troubles des conduites alimentaires – allant au-delà du concept de toxicomanie –, fait l’éloge de ses patients :
« (…) ces analysants et analysantes, victimes d’une faim indescriptible et de compulsions inlassables, mais qui ont néanmoins eu le courage d’entreprendre le voyage analytique avec tous les risques qu’il comporte ; je salue alors tous ceux qui ont choisi de manger à l’arbre du savoir tout en sachant que le prix qu’ils auront à payer sera l’exclusion définitive de l’illusion fuyante du paradis ».
Je suis frappée à mon tour par l’admiration que m’inspirent mes patients, outre l’affection que j’ai pour eux en tant qu’analyste, et le désir que j’éprouve de les accompagner dans leur recherche et le cheminement de leur désir. En tant que patiente, je m’étais toujours demandé si un psy était indifférent, ou si, au contraire, « l’amour de transfert » se traduisait par une sorte d’amour de contre-transfert qui puisse être de l’ordre de la conscience professionnelle, et non d’un paramètre à surveiller avec vigilance. Je peux répondre à présent que le psy n’est pas indifférent, à l’opposé de ce que prétendaient certains amis analysants. Ce n’est pas vrai de dire que l’amour du psy est exclu, parce qu’il est payé. La réalité, c’est que le dispositif analytique génère une sorte d’amour, exactement comme il génère une relation sui generis, qui ne se mélange pas aux autres relations sociales.
Ce type d’amour vient à la fois du sentiment de responsabilité – le même que n’importe quel médecin éprouve pour ses patients en principe –, mais aussi, dans le cas de la psychothérapie et de la psychanalyse spécifiquement, de la sympathie qu’inspire un patient qui est prêt à payer pour 1) préserver une forme d’intégrité, 2) obtenir une satisfaction dans l’existence, qui ne procède pas d’une illusion de toute-puissance, 3) démêler un sens, 4) se débarrasser de ses névroses sans les projeter sur les autres, de manière autonome et éthique par conséquent, 5) trouver une manière d’exister qui soit conforme à un désir profond, généralement refoulé ou oblitéré, écrasé par le surmoi et par les couches accumulées du faux self, 6) revivre des émotions douloureuses pour les intégrer au self au lieu de les laisser croupir dans des zones oubliées qui les font toujours ressurgir de manière incontrôlée et dangereuse — et génèrent un manque de soi, puisque ces émotions contiennent le soi, l’ont peut-être mutilé à l’époque où elles se sont produites, mais sans lesquelles à son tour il est mutilé.
Oui c’est vrai qu’il existe une grande satisfaction à travailler avec des gens qui font ce choix, qui ne se complaisent pas dans les illusions qui sont le lot de la majorité des gens, les mêmes sentiments régressifs et infantiles qui faisaient dire à Freud :
« Le tout est si manifestement infantile, si étranger à la réalité, qu’il est douloureux à un philanthrope de penser que la grande majorité des mortels ne s’élèvera jamais au-dessus de cette conception de la vie. »
La psychanalyse, certes, est une invention et une entreprise philanthropique, mais Freud lui-même était assez loin de se faire des illusions sur sa capacité à guérir la terre entière – au point que l’une des compétences capitales de l’analyste était, selon lui, de savoir choisir ses patients, c’est-à-dire de sélectionner des patients sur lesquels elle pouvait vraisemblablement agir.
Par parenthèse, en parlant avec Maurice Corcos, j’avais été marquée par cette remarque qu’il m’avait confiée :
« C’est bien que vous croyiez en ce que vous faites. Il faut toujours des jeunes psys qui y croient. Les autres, ceux qui travaillent dans les services psychiatriques depuis 40 ans, n’ont plus la même ambition ; ils savent que de nombreux psychotiques sont incurables. Ils ne les prennent plus. Mais, y croire, c’est la condition pour renouveler le champ de la pensée. »
Certes, on parlait ici de l’institution psychiatrique, qui n’a précisément rien à voir avec le dispositif psychanalytique destiné aux névrosés ou aux dépressifs (entre autres). Mais ça rejoint exactement l’idée de Freud : la psychanalyse n’a pas vocation à guérir tout le monde – et la psychiatrie est souvent un exemple saillant de ce qui est inguérissable, même si ce n’est pas le seul. Au demeurant, si, à Montsouris, il existe un service de psychiatrie juvéno-infantile, c’est justement pour que les patients enfants et adolescents soient entre eux, avec un avenir encore malléable, plastique, et non pas une vue sur la psychiatrie adulte comme destinée mortifère et fatale.
Pour revenir à mon objet : la psychanalyse est philanthropique par essence, peut-être, mais d’une certaine manière, les patients qui y vont ne réclament aucune disposition philanthropique chez le thérapeute : ils sont de ceux qui font espérer par eux-mêmes, par leur propre démarche spontanée et courageuse. C’est ce que j’ai dit à mon analyste (drôle comme la parole circule entre analysants et analystes, il y aurait un scénario à la Woody Allen à envisager) : « Je suis relativement misanthrope, en fait, et je n’ai pas besoin d’être philanthrope pour aimer l’analyse et pour aimer mes patients : ils sont aimables ».
C’est vrai, les patients sont aimables. Rappelons-nous que parmi la vaste quantité de gens qui ne feront jamais rien pour aller mieux – et bien sûr, je ne dis pas que la psychanalyse est pour tout le monde : on peut tout à fait n’en avoir aucun besoin ou trouver d’autres ressources –, il y a les pervers, qui ne vont jamais en analyse ou qui, s’ils y vont, ne le font que pour mieux manipuler et se disculper.
Ceux qui vont en analyse, pour la plupart, sont ceux qui, épris de vérité, n’ont pas peur de voir les choses en face, et en ont même radicalement besoin pour avancer. Ce sont les gens que j’admire : il n’y en a pas d’autres. J’admire ceux qui ont besoin de vivre dans la vérité, au prix de la douleur de certaines désillusions, et qui sont incapables – de ce point de vue, ils sont relativement perçus comme « inadaptés » socialement – de se satisfaire de demi-mensonges et de dénis. Chez eux la passion de la vérité prime l’ego – exactement comme c’est le cas chez le philosophe ; chez le pervers, l’ego prime toujours toute considération de vérité, raison pour laquelle, même quand il est très intelligent, il est limité par l’ego et fait d’énormes erreurs d’appréciation.
Pour moi la psychanalyse est dans la stricte continuité de la philosophie, de cette sagesse qui est aussi pratique – champ pratique globalement délaissé par la philosophie au profit de la pure spéculation, que méprisait Freud comme une sorte de fuite du réel et de gaspillage des facultés intellectuelles dans des activités de raisonnement vaines qui passent encore quand on a 18 ans. Je ne suis pas aussi sévère – j’aime la métaphysique, la logique et l’ontologie comme on peut aimer les mathématiques ou toute espèce d’abstraction, qui donnent de la rigueur au jugement –, mais je pense réellement que la psychanalyse est l’héritière de la philosophie, qu’elle la complète là où elle a perdu sa dimension morale et pratique, et que ceux qui font un usage exclusivement théorique de leurs dispositions philosophiques sont à la masse. (La psychanalyse est – et a toujours été à mes yeux – la philosophie en acte. Le « connais-toi toi-même », sous sa forme la plus exigeante, est à son fondement, et la sépare et en fait infiniment plus que toutes les autres formes de psychothérapie.)
Durant une séance récente, j’ai été très émue par une patiente, prête à entreprendre avec moi un travail pénible – je ne rentre pas dans les détails, bien sûr, parce que ça ne regarde personne, mais quelle maturité, quelle justesse dans le choix de ses mots, quelle lucidité sans concessions… Comme McDougall, ce n’est pas seulement que j’aime mon métier, c’est que je suis fière de pouvoir travailler avec des gens que j’admire et qui ne sont pas de ceux qui font désespérer les autres, même et surtout quand il leur arrive de désespérer d’eux-mêmes. Du Kierkegaard dans le texte.
