Sur la crainte de l’effondrement.

Une chose qui a complètement disparu, c’est ma peur de la catastrophe. On pourrait dire : parce que j’en ai vécu une, et que je l’ai surmontée. Mais ce n’est pas réellement ça, le critère. Le critère, c’est la solidité des appuis. C’est aussi la perte des illusions. De quelle hauteur pourrais-je tomber ? Ceux qui tombent ressemblent aux maniaques ou aux hypomanes qui connaissent de telles euphories qu’ils se crashent à proportion de leur enthousiasme déraisonné, généralement irréaliste. J’ai perdu toutes mes illusions ; j’ai les pieds sur terre ; je peux encore tomber, mais si je tombe, je ne tomberai pas très bas. Ça ne fait peut-être pas plaisir, ou bien ça fait partie des choses qui effraient les gens à l’idée de la psychanalyse, mais pour moi c’en est un acquis fondamental : en analyse, on se défait de la dernière illusion – un peu comme Philip Roth a pu consacrer son œuvre littéraire à lever, les uns après les autres, tous les filtres qui lui dissimulaient l’absurdité du réel, et sa contingence immaîtrisable –, mais cette position, si elle est « désespérée », l’est en un sens favorable. Être désespéré au sens psychanalytique n’équivaut pas au cynisme, mais à la liberté de mener une existence indépendamment de toute tyrannie exercée par un idéal. Il faut entendre le désespoir au sens d’une existence qui n’est plus téléologiquement orientée, qui peut se risquer, expérimenter, et même jouer, sans « trahir » ni « dévier », puisque la trahison et la déviation supposent toutes deux la conception préalable d’une vie réussie, d’un idéal personnel qui, s’il ne vient pas à exister, entraîne une frustration ou un sens du tragique. 

J’ai vécu longtemps avec le sentiment d’avoir été lésée : à toute force, néanmoins, au lieu de me victimiser, je voulais nier le préjudice, exister « comme si » s’il ne m’était rien arrivé. En réalité, ce faisant, je restais esclave ; je courais après je ne sais quel idéal arbitraire, celui de ce qui aurait été en l’absence de ce que Winnicott appellerait une « déprivation ». Alors, c’est vrai, il existe objectivement des « déprivations », des ruptures dans le cours des choses, des individus qui doivent construire avec des manques, carences, lacunes graves. J’en fus, d’ailleurs ; on peut le dire. Mais quant à savoir ce que la vie aurait été sans cette déprivation, ça ne peut qu’être une expérience de pensée, dont les conclusions hasardeuses et liées à l’aléa de l’imagination plutôt qu’à la droiture de la raison. Qu’est-ce qui me dit avec certitude celle que j’aurais été ? Je peux bien penser que j’aurais été autre ; je ne peux pas connaître cette forme spécifique d’altérité. En l’occurrence, la seule substance que je puisse connaître réellement, de manière non conjecturale, est ma personnalité actuelle. C’est elle qui existe positivement ; le reste relève de la science-fiction. Il est fou de conduire sa vie d’après un principe aussi fantaisiste que celui issu d’une expérience de pensée. Or c’est ce que j’ai longtemps fait. Supposer que je devais réparer un tort, un dommage – et c’est une chose de vouloir le réparer, pour vivre mieux au présent ; c’en est une autre de le réparer pour devenir quelqu’un d’autre ; ou mieux : redevenir quelqu’un d’autre… (Il vaut mieux devenir soi-même avec tout le courage que cela implique.) La distinction peut paraître tirée par les cheveux ; elle ne l’est pas. Je crois qu’on ne peut tomber très bas que lorsque l’on vit sous la tyrannie d’un idéal, conscient ou inconscient – et que cet idéal est généralement arbitraire, c’est-à-dire non déterminé rationnellement, confus par essence et mélangé aux exigences intériorisées du surmoi. Veut-on être son propre idéal ou celui que l’on croit tenir de ses parents ? On est encore captif d’une logique d’enfant modèle qui cherche à corriger, par-dessus le marché, les erreurs des autres. 

Voilà la catastrophe : ce qu’il y a derrière cette idée vague, la « catastrophe », c’est le fait d’avoir échoué dans la bataille que l’on avait livrée aux préjudices subis, et d’être finalement ce que les autres ont fait de nous, sans que nous ayons pu rectifier le tir. La catastrophe veut dire qu’on abdique, que l’autre aura été plus fort que nous, que notre être est finalement ravalé par le néant ou la destructivité de l’autre. Mais cette même idée, c’est encore un héritage de l’agression, qui nous aliène à la tâche impossible d’exister conformément à des conditions qui n’ont-elles-mêmes jamais existé ; qui, même si elles avaient existé, auraient pu donner lieu à toutes sortes de développements possibles – ce que Rousseau appellerait la « perfectibilité ». C’est vivre en fonction d’une virtualité indéterminée ; c’est en somme une idée assez sotte. 

Je n’ai donc plus peur de tomber indéfiniment – la « chute dans le vide » qui est l’une des angoisses archaïques de Winnicott. C’est vrai, je suis « désespérée », c’est-à-dire rigoureusement que j’ai désespéré d’un idéal débile. Qui me donnait constamment le sentiment que je courais à la tragédie si je ne me prouvais pas quotidiennement ceci ou cela. Connaît-on une manière d’exister plus insensée ?  

La peur de l’effondrement vient des illusions ; elle vient aussi de la précarité des constructions narcissiques. Tous les phénomènes de résilience paradoxale s’accompagnement d’édifices narcissiques plus ou moins fragiles et temporaires, qui sont des agencements que l’individu a réussi à établir dans l’urgence pour survivre dans un environnement hostile. La destination finale de ces constructions relève nécessairement de l’effondrement. S’il y a eu déprivation – si donc, au sens winnicottien, le sujet n’a pas reçu ce qui lui aurait permis de se construire de manière complète et solide, voire a été menacé dans son self au point de se contenter de survivre –, ce n’est pas en niant la déprivation et en existant superficiellement comme si elle n’avait pas eu lieu, qu’il répare effectivement. Il est cependant difficile de constater une lacune objectivement, surtout à l’adolescence. La tentation est grande de se construire orgueilleusement, en niant de soi-même ce qui est vulnérable, ou détruit. Au-delà de la tentation, je pense que c’est une nécessité de pure survie narcissique s’il n’existe pas de cadre thérapeutique adapté.  

Mais c’est, ironiquement, uniquement dans ces conditions qu’on peut s’effondrer. Quand on vit dans le réel, c’est-à-dire dans le réel de ce qu’on a perdu, qui est indissociablement le réel de ce que l’on crée – comme dans une dialectique de vide et de plein ; l’éprouvé du vide ou de la perte étant la condition de la création –, il n’existe plus de faux sommet dont on pourrait déchoir. Il n’y a peut-être pas de grand feu d’artifice – comme dans l’hypomanie –, et ce n’est pas non plus la mort – comme dans la dépression –, mais c’est entre les deux, et ça a le mérite d’exister.

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