Après la désillusion.

J’avais écrit sur la disparition de la « crainte de l’effondrement », notion winnicottienne par excellence. Que reste-t-il quand il n’y a plus cette crainte ? C’est une vraie question de la psychanalyse. Il reste, d’abord, le moi, qui s’est émancipé du sentiment de sa propre précarité, c’est-à-dire de ses constructions en faux self, dont la destination naturelle est de s’effondrer, pour la bonne raison qu’elles génèrent de la frustration par le sentiment d’inachèvement, de non-accomplissement qu’elles ne manquent jamais de susciter. Il reste donc le moi, et le sentiment inédit d’un certain degré d’accomplissement. En effet, le moi intégré, consolidé, est aussi celui qui peut objectivement se satisfaire de ce qu’il a fait ; ne pas le tenir constamment pour « rien », ou pour une chose dérisoire qui pourrait toujours faire place à la révélation de l’imposture fondamentale. Car quel est le fondement de l’imposture, sinon la sourde conviction, qui prévalait avant, que toutes les actions étaient celles d’une fausse personnalité ? C’est dire que le complexe d’imposture provient moins de la paranoïa de l’incompétence que de la connaissance, latente, que le soi échoue à exister, à communiquer, et que toutes ses actions, même celles qui sont en apparence réussies, ne sont par conséquent que des faux-semblants. 

Les réussites ne sont jamais « assez », non parce qu’elles seraient objectivement dérisoires ou insuffisantes, mais parce qu’elles ne sont pas imputables au vrai self. Le vrai self seul peut donner le sentiment de la réalité des actions, de leur caractère définitif, irréversible ; en un mot, accompli, réalisé dans le temps. Le vrai self seul donne le sentiment de l’écoulement du temps, comptabilise les actions dans une temporalité finie et assumée comme telle, sans que la finitude elle-même soit — cela suit du reste — source d’angoisse ou de terreur. Pourquoi craindre de mourir quand on a existé ? 

On pourrait dire que c’est assez attendre de l’analyse que de pouvoir être. Mais pas tout à fait, car aussi bien le vrai self est exposé à de nouveaux dangers, doit relever de nouveaux défis. Le premier d’entre eux, et le principal, est celui de l’adhésion à l’existence elle-même. 

L’adhésion à l’existence ne découle pas spontanément de l’existence en vrai self, c’est sans doute une difficulté technique qui n’est pas entièrement prise en charge par la théorie winnicottienne. Vivre conformément à son désir, paradoxalement, n’équivaut pas automatiquement au désir de vivre. Vivre conformément à son désir réclame du courage, un courage bien spécifique, qui est celui de refaire, constamment, le choix de l’existence, en connaissance de cause, et non par illusion. En somme :

–       Le sujet obtient satisfaction. Il n’est plus dans une course effrénée à la reconnaissance ; il ne tient pas tous ses accomplissements pour « rien » ; bref, il admet qu’il a construit quelque chose, qu’il est devenu lui-même. Mais justement, la frustration et l’insatisfaction perpétuelles étaient motrices. Ce qui remplace ce vieux moteur n’est pas évident. Pourquoi ne pas mourir, puisque l’on est satisfait ? Pourquoi cette expérience ne serait-elle pas, en fait, finale ? J’avais été sidérée, à ce propos, par une phrase adressée à Ralph Greenson — le dernier analyste de Marilyn Monroe — par son confrère Milton Wexler : « notre métier, en tant qu’analystes, et pour certains patients, est de les faire aller assez bien, juste assez bien pour qu’ils puissent mourir, et nous quitter. » On apprendrait donc aux patients, aussitôt après leur avoir appris à vivre, ou mieux, par l’effet même de ce savoir, à mourir ? L’idée est troublante. Mais, concrètement, aider des patients affamés de leur propre self à trouver enfin « leur aliment », dans le langage de la nouvelle du jeûneur de Kafka, c’est les rassasier, et leur rendre la pensée de la mort acceptable, sinon désirable. En psychanalyse aussi, on apprend à mourir. 

–       Il faut alors sans cesse choisir la vie, le sujet n’étant plus porté par l’aveugle « vouloir-vivre » schopenhauerien. Non seulement le sujet est rassasié, mais, en quelque sorte, il voit le phénomène de l’existence dans sa radicale nudité, dépouillé de tout idéal narcissique moteur, et de toute illusion téléologique. Pourquoi choisir l’existence, alors ? Les raisons sont intrinsèques à la théorie de Freud qui, inventant la psychanalyse, songeait moins à guérir l’homme qu’à le rendre acceptable – c’est-à-dire plus éthique qu’il ne peut jamais l’être par le seul effet de sa volonté. 

Le sujet analysé reste en vie parce qu’il est devenu à lui-même la preuve qu’il est possible d’assumer sa liberté. Ce qui le pousse à l’exiger des autres. Ça rejoint le concept cartésien de générosité, qui consiste à n’estimer en soi-même, et chez l’autre, que la « libre disposition des volontés », et la constante résolution d’en bien user. La générosité n’est pas l’acceptation inconditionnelle de l’autre, mais la reconnaissance, en lui, de la possibilité du libre-arbitre. Encore faut-il qu’il en use… La vocation philanthropique et éthique de la psychanalyse ne repose pas sur autre chose, au détail près que Freud n’a pas considéré la liberté comme une pure affaire de volonté, mais comme l’exercice d’une volonté éclairée par le savoir de l’inconscient. Du même coup, être libre – et identiquement à la « capacité d’être seul » chez Winnicott –, ça n’existe… qu’à deux. Ledit savoir de l’inconscient ne s’acquérant pas seul.

L’analysé reste vivant — c’est-à-dire survit à son propre sentiment d’accomplissement — parce que l’exercice de sa liberté lui rend nécessaire, pour une raison essentiellement morale, la stimulation de la liberté de l’autre. Et parce qu’il doit sa propre liberté au professionnalisme de quelqu’un d’autre. Winnicott écrit, dans un article de 1962 intitulé « Les visées du traitement psychanalytique », qu’il pratique la psychanalyse pour :

– rester vivant,

–       Rester en bonne condition,

–       Rester éveillé.

Je vise à être moi-même et à me comporter comme il faut.

Ayant commencé une analyse, je m’attends à la poursuivre et à y survivre, à la mener à son terme.

Comme d’habitude avec Winnicott, qui a l’élégance de la concision sans rien retrancher de la substance, tout est dit en quelques phrases… Être analyste et rester vivant – ce qui est une seule et même chose chez lui –, pourquoi ? Pour aider ceux qui demandent à l’être ; pour survivre à son propre sentiment de plénitude et d’être, qui est, à la racine, une expérience de désillusion. Le sujet, après tout, ne commence véritablement à exister que lorsqu’il perd l’illusion infantile d’omnipotence ; il ne commence aussi véritablement à aider les autres que lorsqu’il a pu se réaliser lui-même, c’est-à-dire perdu ses illusions. La psychanalyse trouve sa raison d’être dans la démonstration et la prise de conscience qu’on n’est jamais libre qu’à deux, et que celui qui tient en partie sa liberté de son analyste la doit à son tour à ses patients. 

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