Faut-il croire pour vivre ?

Est-ce un désespoir d’enfant ou un désespoir d’adulte ? Je me rappelle une phrase du Journal de Kafka, disant en substance qu’on ne savait jamais si le désespoir qu’on ressentait était celui qui était justifié, ou celui qui ne l’était pas. C’est certainement la même question, la même alternative. Deux espèces de désespoir, mais toujours indiscernables dans l’expérience.

Dans ma propre analyse, la question s’est posée tardivement, car pour commencer, je ne savais pas que j’étais « désespérée ». C’est comme si le sentiment le plus profond était en même temps le plus indétectable. Je dis « profond », non au sens d’une innéité du désespoir – sorte de désespoir ontologique –, mais au sens d’un désespoir éprouvé très tôt, sous la forme d’un ensemble d’affects infantiles : sentiment d’impuissance, d’insignifiance, et finalement perte de tout espoir à l’idée que les choses puissent « redevenir comme avant ». Chez l’enfant, je suppose que le moteur le plus puissant du désespoir, c’est le constat d’irréversibilité. Qu’on ne puisse absolument rien faire pour contrer le sort, et qu’on ait à en subir les conséquences durablement, passivement, voilà le fond du désespoir de l’enfant. J’avais lu dans un article de pédopsychiatrie que la pensée du suicide, chez l’enfant, ne correspondait jamais à un désir de mort, mais au désir d’échapper à telle vie déterminée – telle autre vie demeure toujours, en droit, désirable.

C’est un sentiment très différent du désespoir mature, ou adulte. Celui-là n’est pas dans le constat d’irrémédiabilité ou d’impuissance, mais plutôt dans celui de l’absurdité ou de la vanité des choses. Telle autre vie fantasmée n’est plus, en droit, désirable – toute vie est insensée, ce qui n’apparaît jamais aussi nettement que lorsque l’on a exactement la vie que l’on veut.

J’entendais récemment deux amies me dire qu’elles ne voulaient pas que leurs décisions soient tributaires de leurs déceptions infantiles davantage que de leur rationalité d’adultes. Mais on n’arrive pas toujours à faire la part des choses quand le désespoir prend ses sources dans l’enfance, dans une certaine précocité de l’expérience – ratée, souvent, parce que débordante ou étouffée – du deuil. Est-ce que je ne veux pas croire parce que j’ai cessé trop tôt de croire – auquel cas on pourrait dire qu’il y a un pessimisme déraisonnable, un espoir d’enfant déçu qui a de trop lourdes conséquences sur toute possibilité ultérieure de foi – ; ou est-ce que je ne veux pas croire parce que je suis assez intelligent pour m’apercevoir qu’il y a de la folie dans la foi, une méconnaissance des hommes et un irréalisme, un narcissisme dérisoire – en l’occurrence, la religion ne dit pas autre chose, puisque l’acte de foi se fait presque contre la raison (la raison humaine, celle des « sages », étant à son tour attaquée par saint Paul comme une forme de folie, un péché d’orgueil) ?

Le vrai problème, pour moi, n’est plus de savoir si je dois croire ou non – puisque je n’y parviens pas, et je ne parle pas là seulement de « foi » au sens chrétien. J’ai engagé un travail de désillusion beaucoup trop long et consistant pour que lui survive une étincelle de foi quelconque. Le problème philosophique est de savoir si on peut exister convenablement sans croire. Question nietzschéenne, peut-être.

Désespoir d’enfant ou désespoir d’adulte, finalement, peu importe. Le désespoir est moins un sentiment guérissable qu’un sentiment avec lequel on peut accepter de vivre ; c’est-à-dire auquel on peut consentir à ne pas céder. Je disais récemment, dans une discussion : « voilà le paradoxe des comportements autodestructeurs, comme les addictions, ou l’anorexie mentale : tant qu’on est malade, qu’on se rend malade, on se détruit, certes, mais, souterrainement, on continue à croire à une forme de rédemption. On peut donc passer beaucoup d’années à se détruire… pour ne pas être désespéré. Quand on guérit, ce n’est pas du désespoir qu’on se soigne, mais du combat acharné qu’on mène contre lui. On n’est plus anorexique, par exemple, quand on arrête de refouler le désespoir aux portes de la conscience. Et à mesure qu’on va bien, et même très bien, l’on est plus implacablement désespéré. Oui, le désespoir est la condition de celui qui n’est plus malade. La maladie est la dernière des illusions, quand toutes les autres ont déjà foutu le camp. Le résultat ironique est le suivant : un être qui a surmonté l’anorexie, la dépression, que sais-je, est bien loin d’avoir combattu la pensée du suicide. Au contraire, même, sans passer par la case « autodestruction relative », il peut gagner du temps et sauter directement à la case « autodestruction absolue ». Il n’a plus besoin d’être dépressif pour être suicidaire ; il a seulement besoin d’aller bien. »

On se méprend quand on pense que le risque suicidaire est accru chez ceux qui sont malades – on croit à tort que la pensée suicidaire n’est qu’un symptôme. Certes, ce peut être un symptôme – la pensée suicidaire du dépressif est qualitativement distincte de la pensée suicidaire chez un esprit sain. Mais, cela suit naturellement : ce n’en est pas nécessairement un. J’avais retenu cette phrase de Bernanos, qui m’avait sciée par sa justesse :

« On croit qu’il est facile d’espérer. Mais n’espèrent que ceux qui ont eu le courage de désespérer des illusions et des mensonges où ils trouvaient une sécurité qu’ils prennent faussement pour de l’espérance. L’espérance est un risque à courir, c’est même le risque des risques. L’espérance est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. »

J’adhère à tout sauf à l’idée d’ « espérance ». Ceci n’étant pas dit pour plaisanter, mais souligner qu’à mes yeux il n’y a pas d’au-delà du désespoir. Il y a, par contre, un véritable courage dans le désespoir. Il n’y a même de véritable courage que dans le désespoir – j’appelle plus volontiers « résilience » ou « témérité » les autres formes de combativité.

C’est le courage de rester alors qu’on a fort peu besoin des autres, et plus assez de vanité pour en être, mais qu’on accorde un peu d’importance au fait que les autres puissent encore avoir besoin de nous, ou de la vérité.

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