Une idée qui me vient sur le caractère en « tout ou rien » de la pensée anorexique — et des addictions en général. Rien ne l’illustre mieux que la nouvelle de Kafka, Un artiste de la faim, comme je l’ai souvent écrit. Le jeûneur préfère le rien – et l’anorexique aussi, préfère le vide – plutôt que le réel d’une satisfaction nécessairement relative, et jamais absolue. Parce que le « tout » est une expérience jugée inaccessible, autant être dans le rien, c’est-à-dire dans un état qui a au moins le mérite d’être une totalité négative.
C’est comme dire : je ne peux pas avoir tel objet tout le temps, sur un mode fusionnel en définitive, donc je préfère ne l’avoir jamais. Comme toute relation d’objet se caractérise structurellement par son impermanence, sa relativité, son imperfection, alors aucune relation d’objet n’est possible. Toutes seront détruites au nom du « tout » désiré, fantasmé.
Mais précisément, et c’est là ce qui m’intéresse, le « tout » positif, qui n’a jamais été vécu empiriquement, ne peut qu’être un fantasme, une idée compensatoire qui s’est formée dans l’esprit de l’individu en raison d’un trop-plein de frustration vécu. Au lieu de voir que c’est moins de frustration qui relève d’une guérison souhaitable, le sujet se représente que c’est l’absence radicale de frustration – l’éradication, à la racine, de la possibilité même de la frustration – qui doit être atteinte. C’est là que la pensée devient pathologique : quand elle se figure que le remède n’est pas dans une différence de degrés, mais dans la situation diamétralement opposée.
Le fait est que le « tout », dès qu’il serait concrètement éprouvé, serait étouffant. C’est le propre de toute relation fusionnelle : le sujet n’y a plus de place pour se construire et s’affirmer. Le sujet n’y a plus d’identité. C’est une expérience complètement néantisante. C’est exactement dans ce sens que Winnicott dit que la mère doit être, non parfaite, mais « suffisamment bonne » – good enough – ; car si elle est parfaite, i.e. constamment disponible et réceptive aux besoins du nourrisson, alors celui-ci ne peut jamais découvrir le principe de réalité. Il devient donc virtuellement psychotique ; il ne croît pas psychiquement. C’est parce que la mère est imparfaite, indisponible par moments, faillible, que l’enfant apprend progressivement à se construire dans les failles de la mère.
Winnicott, dans le même sens, explique qu’il « interprète » avec ses patients, non pas pour leur donner l’idée qu’il aurait tout compris à tout, mais au contraire pour rompre le fantasme de communication idéale, totale, des patients. Il écrit, en substance : j’interprète pour montrer les limites de ma compréhension ; car si je ne parle pas, le patient s’imagine que je comprends tout. Si j’interprète et que mon interprétation n’est que partiellement satisfaisante, le patient prend conscience de mon existence distincte de sujet, et, fort de cette meilleure intégration du principe de réalité, précise sa propre pensée, et sort de la fusion pour entrer dans la relation d’adultes.
Bien sûr, une interprétation peut être intégralement juste, mais il ne faut pas que les interprétations le soient tout le temps pour qu’un analyste soit compétent. Exactement comme la mère ne doit pas être parfaite : the good enough analyst.
Ce qui me conduit à cette idée, qui est évidente mais dont je n’avais jamais pris conscience de manière aussi claire, que le « tout » n’est pas seulement impossible, impraticable : il n’est pas souhaitable. Le problème est qu’un enfant, par exemple, qui a été privé ou déprivé de manière excessive, grandit avec la croyance illusoire que le remède à sa frustration est dans le tout. Il peut donc, comme l’anorexique, tomber dans l’écueil de la recherche du « rien » comme satisfaction substitutive ; comme rien-valant-tout.
Mais s’il lui était donné de vivre le tout, la fusion – comme tente de l’atteindre une crise de boulimie, où « tous les aliments » doivent être accessibles simultanément et potentiellement indéfiniment –, il s’apercevrait qu’il est à l’asphyxie, que le propre du tout est d’être indigeste, et finalement d’anéantir la subjectivité.
Le remède n’est qu’une moindre frustration, ce que Kafka appelle finalement « le bon aliment », qu’on pourrait reformuler en « suffisamment bon » pour être plus près de la réalité – le bon aliment n’étant pas l’aliment parfait, mais celui qui est préférable au rien, dans le même sens où l’on dit que le mieux est l’ennemi du bien.

