La prison dorée de l’anorexique.

Je me suis rappelé cet extrait de la Lettre au père de Kafka récemment, lors d’une séance d’analyse. Cette fausse sortie de la prison, qui consiste à la transformer en « cage dorée », dirait Hilde Bruch, ou en « château de plaisance ». On peut passer beaucoup de temps avec l’illusion d’être parvenu à s’échapper, ou d’y œuvrer, alors qu’on ne fait qu’aménager l’espace sans changer de lieu. Il en va ainsi de l’anorexie mentale, assez rebelle dans son intention première pour s’affranchir d’un lien aliénant à l’autre ; trop immature affectivement pour avoir seulement l’idée de la possibilité d’un lien différent à l’altérité. Coincée dans les bornes des seules relations connues à l’autre, l’anorexique cherche à en neutraliser la violence – mais à aucun moment ne parvient-elle à choisir un autre genre de relation ; elle ne conçoit même pas que cela soit possible. Cette certitude à l’idée de ne pouvoir jamais obtenir qu’un moindre mal est proprement du désespoir, mais du désespoir qui s’ignore, et qui attend une sorte de miracle à défaut d’une foi quelconque en une amélioration réelle.

J’avais dit à Bruxelles, lors du séminaire avec mon amie psychanalyste Martine Coenen, que la psychanalyse pouvait devenir le lieu, pour un patient anorexique, d’une rencontre « non désespérante » avec l’altérité. C’est certain : même si l’analyste n’est pas tout à fait « un autre » – il ne le devient que lorsque la cure est terminée –, il tient lieu d’Autre pour le patient. Il préfigure au moins cet autre dans le réel. Alors la raison est humiliée dans ses fausses certitudes – et l’anorexique en a beaucoup, même si elle a des intuitions métaphysiques très justes. La fausse certitude qui vient de ce que les limites de l’expérience vécue sont interprétées comme autant de limites de la réalité elle-même.

Pour sortir de la prison, il faut cesser de la rendre confortable, ou seulement supportable ; il faut une autre expérience sensible, une autre rencontre, et autant de preuves que le sujet n’a pas tout vécu. 

***

« Je vais essayer de serrer l’explication de plus près : à l’occasion de mes tentatives de mariage, mes relations avec toi sont devenues le lieu de rencontre où deux éléments, en apparence opposés, se sont heurtés plus violemment que partout ailleurs. Le mariage fournit assurément la garantie de l’indépendance et de la plus rigoureuse libération de soi-même. J’aurais une famille, ce qui est d’après moi ce qu’on peut atteindre de plus élevé et, par conséquent, ce que tu as atteint de plus élevé toi-même, je serais ton égal ; ce qu’il y a entre nous de tyrannie, de honte ancienne et éternellement nouvelle n’appartiendrait plus désormais qu’à l’histoire. Ce serait évidemment un beau conte de fées, mais voilà justement le point douteux. C’est trop, on ne peut pas espérer en obtenir autant. Il en va comme pour un prisonnier qui a l’intention de s’évader, ce qui serait peut-être réalisable, mais projette aussi, et ceci en même temps, de transformer la prison en château de plaisance à son propre usage. Mais s’il veut s’évader, il ne peut pas entreprendre la transformation, et s’il l’entreprend, il ne peut pas s’évader. Mes relations avec toi étant particulièrement malheureuses, je ne puis conquérir mon indépendance que par un acte ayant le moins de rapports possible avec toi ; le mariage est l’acte le plus grand, celui qui garantit l’indépendance la plus respectable, mais c’est aussi celui qui est le plus étroitement lié à toi. Il y a quelque chose de fou à vouloir sortir de là, et chacune de mes tentatives est presque punie de folie. 

C’est du reste partiellement cette relation étroite avec toi qui m’attire vers le mariage. Si je me fais une si belle image de l’égalité qui s’ensuivrait entre nous et que tu es en mesure de comprendre mieux qu’aucune autre, c’est parce qu’alors, je pourrais devenir un fils libre, reconnaissant, innocent et droit, tandis que tu cesserais d’être opprimé et deviendrais un père sans tyrannie, compatissant, heureux. 

Mais pour en arriver là, il faudrait précisément que tout ce qui a eu lieu fût nul et non avenu, c’est-à-dire que notre existence elle-même fût biffée d’un trait. » 

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