L’anorexique veut-il sauver la morale ?

Je me faisais la réflexion tout à l’heure que le caractère hyper volontariste de l’anorexique était aussi une posture opposée à une autre, en réaction à une autre : celle de la passivité (ça c’est connu, le refus de la passivité chez l’anorexique ; il s’agit d’ailleurs plutôt, à mes yeux, d’une absence d’expérience heureuse de la passivité, et donc d’une impossibilité douloureuse de s’y abandonner, exactement comme Marx écrit que le travailleur aliéné est celui dont la part passive — le repos dans l’objet — a été soustraite), ou plutôt celle de la mollesse et de l’absence totale de maîtrise de soi.

L’anorexie mentale finit par être une démonstration par l’extrême (une caricature) de l’existence du libre arbitre. Comme le disait une patiente enquêtée par Muriel Darmon et dont j’avais repris le témoignage dans mon premier essai : le corps s’habitue à tout, mettons qu’il aime le sucre, il peut le désaimer, etc. ; le corps s’habitue à tout et le sujet peut être ce qu’il veut, pourvu qu’il le veuille précisément. Pour l’anorexique il n’y a pas de défaut de pouvoir, mais à la limite de vouloir — c’est la seule carence envisagée, et c’est la carence qu’elle refuse, parce que pour elle la possibilité de la morale repose tout entière sur le fait de prouver qu’il n’y a jamais de limites à ce qu’une personne peut faire, seulement à ce qu’elle veut bien se donner les moyens de faire. En ça aussi que Muriel Darmon pouvait opposer « l’éthique » anorexique à ce qu’elle appelait le « fatalisme » des classes populaires.

Bien sûr, je suppose qu’un sujet anorexique en thérapie — ou en analyse — doit apprendre qu’il y a *aussi* des limites à ce qu’un sujet peut faire (c’est-à-dire abandonner le complexe d’omnipotence). Reste que sa position est celle d’une tentative de sauvetage de la morale, sans quoi on ne la comprend pas.

Photographie de David Arribas.

Leave a comment