Pulsions et destins des pulsions dans la sexualité féminine…

Je n’ai lu que très tardivement les textes de Freud (et ceux de Karl Abraham, par la même occasion) sur la féminité. Mais une chose, en particulier, a retenu mon attention. Ce sont, bien sûr, les considérations sur le « complexe de castration » chez la femme, et ses différents destins (ses différentes résolutions). Plus fondamentalement, j’ai été frappée par l’idée que la femme, et la sexualité féminine, ne pouvaient être réellement comprises qu’à la lumière des rapports premiers à la mère, en s’extirpant d’une perspective « œdipienne ».

La vie érotique féminine connaît différentes phases de développement ; la première, préœdipienne, relève tout simplement des rapports à la mère, et s’étendent parfois jusqu’à la quatrième année. La petite fille aussi, rappelait Edna O’Brien dans ses échanges avec Philip Roth, est amoureuse de sa mère – où l’écrivain voyait d’ailleurs le cœur du drame féminin. C’est précisément ce dont les observations cliniques ne laissent pour Freud aucun doute : la petite fille est amoureuse de sa mère, ses premiers « fantasmes » érotiques tendent à vouloir faire à sa mère (ou à sa poupée) ce que sa mère lui fait ; en d’autres termes, la sexualité infantile féminine est homosexuelle, active, « masculine », « sadique » (par où il faut entendre une position sadisante, le fait de « faire quelque chose à quelqu’un », et non pas le sadisme au sens vulgaire). Freud écrit :  

« Il n’est pas toujours facile de faire apparaître la formulation de ces souhaits sexuels précoces ; celui qui s’exprime le plus clairement est le souhait de faire un enfant à la mère, et celui qui lui correspond, d’accoucher d’un enfant pour elle ; relevant tous deux de la phase phallique, ils sont assez déconcertants mais constatés sans le moindre doute par l’observation analytique. » (« La féminité », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, 1933)

Ce qui est amusant en lisant Freud, mais aussi Karl Abraham et Sandor Ferenczi, c’est que plus la recherche avance, plus la difficulté est de comprendre pourquoi la petite fille en vient à se tourner vers le père, et plus tard vers les hommes. La voie linéaire serait de rester amoureuse de la mère, puis d’être homosexuelle. La voie traditionnelle, mais aussi celle à laquelle la femme est « biologiquement destinée », est, d’une part, de changer d’objet (c’est-à-dire, en langage psychanalytique, de prendre pour objet d’investissement amoureux le père), et de changer de zone érogène (le clitoris étant perçu comme un petit pénis, la fixation à cette zone érogène est en fait le signe d’un complexe de castration non liquidé, et d’un accès encore incomplet à la féminité). Chose déconcertante : pour Freud, devenir une femme suppose… des déviations, des renoncements ; devenir une femme a un coût, épuise davantage les forces psychiques et la libido que devenir un homme, puisqu’il y a passage d’une phase du développement à une autre sur un mode antithétique, ce dont on ne trouve « aucune analogie » chez l’homme :

« La vie de la femme se décompose régulièrement en deux phases dont la première a un caractère masculin ; seule la seconde est la phase spécifiquement féminine. Il y a ainsi dans l’évolution féminine un processus de passage d’une phase à l’autre dont on ne trouve aucune analogie dans le cas de l’homme. » (« À propos de la sexualité féminine », II, 1931)

Aucune analogie chez l’homme, puisque pour lui l’objet reste le même (il ne s’agit que d’en rechercher des substituts), la zone érogène aussi. L’accès à la féminité pour Freud relève d’un coût (c’est bien sûr le coût de la castration réelle) et d’une passivation : les motions libidinales, qu’on trouve encore dans un mélange d’activité et de passivité lorsqu’elles sont tournées vers la mère, doivent devenir essentiellement passives à l’égard de l’homme. La petite fille, d’abord, attend de son père qu’il lui offre, en réparation de la castration, un pénis. Avec une meilleure intégration du principe de réalité, elle attend de lui un enfant. Plus tard, si tout s’est bien passé, elle attend d’un autre homme, et non du père réel, un enfant. Quoi qu’il en soit, elle attend, elle reçoit. Passivité, réceptivité. La féminité relève d’une conversion d’affects et de pulsions actives-sadiques en pulsions passives-masochistes. La vraie difficulté pour la femme n’est pas de devenir homosexuelle, mais hétérosexuelle.

Quoi qu’on pense de la théorie freudienne – et elle n’est pas homogène, elle est sujette à maniements et remaniements successifs –, m’est venue subitement l’idée que si la femme est traditionnellement « double », redoutée comme « duplice », avec toutes les représentations attachées à cette duplicité, c’est peut-être parce que généalogiquement elle se comporte comme un transformiste pour devenir… une femme. Pour s’identifier, finalement, à la position de la femme. Le parcours de l’homme étant plus linéaire, l’homme est aussi bien plus transparent, plus « direct ».

Il n’est pas non plus difficile de voir que, dans la clinique de l’anorexie mentale, il y a quelque chose comme une survivance des premières formes de la vie érotique – en plus de ce que Winnicott aurait appelé des identifications masculines fortes –, et, finalement, des formes variées de féminités atypiques que Freud aurait volontiers décrites comme autant de cas de « complexe de castration ».

Girl (Mädchen) from The Graphic Work of Egon Schiele (Das Graphische Werk von Egon Schiele).

One response to “Pulsions et destins des pulsions dans la sexualité féminine…”

  1. […] Dans l’ensemble de mes recherches et écrits, je n’ai quasiment jamais exploré cette question, ou très marginalement. Je considérais que l’anorexie mentale était plus affaire de lien primaire à la mère et, plus tard, à « autre » social et anonyme ; que maladie liée à l’expérience de la sexualité génitale, ou à la constitution de soi-même comme « femme ». Ce n’est que tardivement que j’ai lu les écrits de Freud sur la féminité, et découvert le parcours laborieux – susceptible de toutes sortes de déviations –, qui conduit à une identification féminine réussie. J’ai pu parler à cet égard d’un véritable parcours de « transformiste ». Lire à ce propos : Pulsions et destins des pulsions dans la sexualité féminine. […]

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