Les psychanalystes, partisans du moindre effort ?

L’avantage irréductible de la psychanalyse sur les autres cadres thérapeutiques – si tant est qu’on puisse la considérer comme une forme parmi d’autres de thérapie* – est à mes yeux la latitude qu’elle offre au patient. Latitude qui lui permet de ne pas “foutre le camp”, comme l’aurait dit Jean Oury. Espace de verbalisation libre, faste, où la parole du patient peut s’étendre et se distendre, la psychanalyse est en puissance un lieu de recherche, d’expérimentations, avec une véritable dimension heuristique et maïeutique. Un laboratoire d’idées. Tosquelles disait qu’on avait tout loisir d’y “déconner”. C’est à ce titre aussi qu’une psychanalyse réussie tient davantage à la liberté qu’un sujet est capable de se donner à l’intérieur du cadre qu’à la compétence technique de tel ou tel analyste. L’analyste est ici le destinataire d’une adresse, il écoute : c’est sa position minimale, qui fait justement qu’il y a un cadre, et, pourrait-on dire, une intersubjectivité “négative”, à la place d’un simple monologue solitaire, d’une pure autoanalyse.

L’analyste est un sujet, silencieux, mais sujet du moins ; sa “subjectivité” est davantage l’affaire d’une série de projections que d’une altérité proprement dite. Sujet négatif, sujet qui n’est pas tout à fait autre : voilà l’entre-deux de l’analyste, à mi-chemin entre l’absence et la présence, entre l’altérité et le fantasme du patient. Mais aussi bien tous les autres réels sont-ils pris, à un degré ou à un autre, dans cet entre-deux, à moins que l’analyse n’ait commencé à produire ses effets… L’analyste n’est donc au départ qu’une radicalisation de l’autre non-autre, qui rend la parole du patient libre pour autant qu’il se tait. Le patient ne le paie-t-il pas pour qu’il se taise ?

L’analyste, bien sûr, offre un cadre, et une certaine fonctionnalité du cadre : stabilité, régularité, limites, qualité des interprétations et de l’écoute. La qualité des interprétations dépend largement de l’aptitude de l’analyste à entendre ce qui n’est pas dit directement, et à associer ce qui se présente comme disjoint ou dépourvu de liens. La qualité d’une interprétation tient parfois aussi à… son inexistence. À la faculté de l’analyste de s’abstenir de la faire. Winnicott insistait sur les effets désastreux d’une interprétation formulée trop tôt ou trop brillamment, quoique juste. L’interprétation n’est jamais aussi efficace que lorsque le patient est assez mûr pour la faire lui-même.

Le cadre analytique est vertueux dans la mesure où le patient y adhère et parvient à s’en servir. À la limite, l’analyste est compétent s’il offre un cadre utilisable ; le patient est “analysable” s’il parvient à en faire quelque chose.

Ces considérations montrent déjà que la position de l’analyste n’est pas active, en tout cas pas essentiellement. Pour devenir psychanalyste, ne faut-il pas avoir abandonné quelque chose d’une ancienne posture hyperactive, d’un excès d’implication ? Il me semble qu’il faut avoir pris un recul définitif sur la tendance à être, dans toutes les situations de la vie et surtout devant soi-même, impliqué au 1er degré – ce qui ne se confond pas avec une perte d’adhérence ou un cynisme. Recul est un terme juste. Une certaine passivité consentie, et même désirée en tant que telle ; l’écoute et le silence plutôt que la verbalisation et le tapage ; le goût de ne pas savoir plutôt que l’identification au savoir acquis. On ne devient pas analyste sans que tous ces glissements se soient, d’une façon ou d’une autre, opérés. Il y a une mue.

La position de l’analyste n’est pas proprement active ; elle n’est certainement pas assaillante ni conquérante. Mais, et c’est le point qui m’importe ici, elle n’est pas pur retrait non plus ; il n’y a pas de “neutralité” de l’analyste. Et ceux qui semblent considérer que la condition idéale d’une telle neutralité est un scepticisme perpétuellement envoyé à la figure du patient s’affaissent dans une méthodologie paresseuse, qui les dispense d’avoir à juger en chaque cas. Ladite neutralité, qui se flatte d’être subtile, non dogmatique et non complaisante (non empathique), devient, en réalité, une manière de ne plus être au travail, et, dit franchement, une mystification.

Il ne s’agit évidemment pas de juger le patient avec des catégories morales et des orientations existentielles ou métaphysiques personnelles. Il s’agit d’avoir du discernement, et de l’appliquer au matériel que soumet le patient à chaque séance. Le discernement, ce n’est pas seulement entendre quelque chose du dire ou de l’agir transférentiel du patient : c’est s’intéresser à ce qui a pu, dans son histoire, se produire extérieurement et objectivement. Cela ne suffit pas de considérer le patient comme un espace clos de fantasmes et de représentations subjectives qui interagiraient de manière ontologiquement délirante ou paranoïaque avec l’extérieur. Cela ne suffit pas de dialoguer avec une sorte d’esprit solipsiste, et de ne s’intéresser qu’à ce que ceci ou cela lui fait. Cela ne suffit pas de l’inviter à prendre conscience de sa part active dans les phénomènes, si l’on ne s’efforce pas de comprendre lesdits phénomènes dans toute leur complexité.

Il faudrait s’aventurer parfois au dehors, prendre ce risque. Il faudrait prendre acte de ce qu’il y a une extériorité, un environnement, diraient Ferenczi et Winnicott, et, à vrai dire, un principe de réalité ! Philip Roth n’ironise pas autrement à l’endroit du Dr. Spielvogel dans My life as a man. Car c’est bien ce qu’il y a de plus loufoque – et, partant, de plus romanesque – dans cet écueil fréquent de la psychanalyse : comment l’analyste s’entend-il à ce que son patient s’extirpe, chemin faisant, d’une illusion d’omnipotence, si lui-même s’entête à interpréter comme si le patient tirait les fils de la réalité ?

Comme si le patient réagissait toujours davantage à lui-même, à ses déterminations intérieures, qu’à la réalité. Comme si les déterminations intérieures elles-mêmes ne s’étaient tissées que par les inclinations spontanées du patient, et jamais par l’effet d’événements réels, ou d’objets externes agissants. Et voilà le scepticisme salvateur qui arrive comme réponse automatique à tout ce que le patient croit ! La contamination de l’ensemble du discours du patient par le doute – le doute hyperbolique “courageux” -, est-ce là tout ce que les psychanalystes ont à proposer ?

N’est-ce pas, en fait, une méthode qui pèche par son excès de simplicité et son insuffisance ? Frustrer le patient systématiquement de sa demande de reconnaissance, ou de sa volonté de savoir, ça ne suffit pas. Le psychanalyste a pour tâche de discerner. Le doute de soi du patient n’est pas toujours et indifféremment un progrès et un succès. Derrière une sorte d’orthodoxie freudienne de la neutralité et de l’austérité qui frise la caricature, il semblerait que de nombreux psychanalystes de salon – le mot est d’un psychiatre excellent – se dispensent d’un tel travail. Un travail d’équilibriste qui fait pourtant tout l’intérêt du métier.

Et c’est alors que la “subjectivité négative” de l’analyste, cet autre non-autre que je décrivais plus haut, devient abusive. Le peu de subjectivité que l’analyste a, il doit en fait l’utiliser. En un sens, il doit pouvoir l’utiliser jusqu’à déchoir tout à fait, jusqu’à devenir excédentaire en fin de cure. Certes cela ne va pas jusqu’à la prescription ; encore moins jusqu’à la complaisance avec l’ego ou la quérulence d’un patient. Mais il y a des nuances : il y a quelque chose entre la complaisance – vouloir trop manifestement faire “du bien” au patient -, et la lâcheté inverse d’une prétendue neutralité qui dégénère en démission du jugement. Il y a quelque chose, de la même manière qu’il y a quelque chose à l’extérieur du sujet de l’analyse.

Et finalement, qu’apporte le scepticisme ou l’éternelle suspension du jugement de l’analyste ? Le patient serait aculé à décider lui-même ? Certes. La vocation de l’analyse est de rendre le patient autonome et capable de se reconnaître tout seul. Mais non par révolte envers le silence ravageur de son analyste, qui pourrait tout aussi bien l’écraser et l’inhiber. Pourquoi faudrait-il que le patient arrache à la situation – en s’arrachant lui-même au cadre – une reconnaissance qu’on lui refuse plusieurs fois ?

Je crois véritablement que le patient doit pouvoir se fier à ses propres évaluations. Cela semble tout à fait contradictoire avec le fait que l’analyste, sorte de figure tutélaire, valide continûment ses appréciations de la réalité. Mais on n’éduque pas un patient à l’autonomie en le désespérant de toute possibilité d’obtenir de l’autre la reconnaissance de préjudices réels. À nous d’être inventifs.

Et à choisir, il vaut mieux qu’un psychanalyste perçoive et nomme une chose et se trompe plutôt que de ne pas nommer une chose du tout. Dans le premier cas, à tout le moins, il laisse au patient l’opportunité de le corriger. Combien de fois mes patients m’ont-ils corrigée, tantôt parce qu’ils n’étaient pas en mesure d’assimiler une chose, tantôt parce que je m’étais… fourvoyée. Prendre le risque de faire fausse route, mais avec assez d’humilité pour ne pas enfermer le patient dans une hypothèse erronée, est plus courageux que de ne pas prendre de risque du tout, et d’aboutir indifféremment à une méconnaissance de la réalité, qui, lorsqu’elle mime le déni du patient et sa faible confiance dans le témoignage de ses sens et de son esprit, est catastrophique et une pure perte de son temps.

Dernièrement, j’ai été frappée par un passage d’André Green, dans son essai, Jouer avec Winnicott :

J’en arrive à un point de désaccord : un amour sans pitié [concept de Winnicott] ne suffit pas à expliquer la destruction. La rage de détruire, le plaisir pris en dominant les autres, l’annihilation de l’individualité d’autrui peuvent être considérés comme une forme d’omnipotence accrue par l’impuissance issue de l’enfermement narcissique […]. Ces tendances ne peuvent en aucune façon être une forme d’amour, même dans leur forme impitoyable ; il s’agit plutôt d’une culture de mort. Nous sommes au-delà de l’ambivalence et au-delà d’une quelconque sorte d’amour, face à des formes destructives, désintégrantes issues du narcissisme négatif afin de dénier l’existence de l’autre. Ce serait un mensonge par omission que de ne pas le noter.

Cette destructivité, au-delà de l’ambivalence, dont le patient est parfois le sujet – cas que retient André Green -, et parfois l’objet – cas qui m’occupe -,… ce serait un mensonge par omission, et finalement une désertion de son propre travail d’analyste, que de ne pas la nommer.

Image : Vladimir by Julia May Jonas, 2022.

*Je ne discuterai pas ici les différentes vocations de la psychanalyse, celle-ci ne se laissant pas réduire à sa dimension thérapeutique, et pouvant même n’être dite “thérapeutique” que par surcroît.

4 responses to “Les psychanalystes, partisans du moindre effort ?”

  1. Soulignons déjà le génie du titre 🙂 Sujet qui m’intéresse aussi fortement comme tu le sais. Toujours très touché par ton écriture qui fait lien avec délicatesse, qui permet de discerner justement^^ plusieurs niveaux d’analyses, épistémologique, éthique (j’utilise peu ce terme par peur d’une emphase hors sol, mais je le pense approprié ici) et politique finalement, qui s’entrecroisent avec bonheur. Je retiens ce merveilleux “A nous d’être inventifs” qui résume bien ta position théorique et clinique. Par ailleurs, cela m’a fait penser a une intervention de François Villa sur la question de la temporalité et du hasard en psychanalyse, dans laquelle on dépliait ce mantra répété trop souvent “seule compte la réalité psychique” qui empêche la reconnaissance de la part que le hasard prend a nos vies, alors que c’est pourtant aussi dans cette direction que le travail analytique pourrait/devrait nous mener…

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    • Oui, absolument, sur la part prise par le hasard dans nos vies. Sur la possibilité de ce que Jean Oury appelait aussi la « rencontre », quelque chose échappant à la pure compulsion de répétition, autrement dit au pur déterminisme – que Freud voulait intégral – de la réalité psychique ou de l’inconscient (pas de hasard intérieur).

      Tout se passe comme si la psychanalyse – du moins celle qui est pratiquée par ceux qui ont une telle méthode pseudo orthodoxe et aussi unilatérale – était incapable de reconnaître, d’une part, le libre arbitre du sujet, d’autre part, la contingence, le hasard d’une rencontre et, ce qui est plus grave, le trauma et sa genèse par l’environnement.

      Avec des patients qui ont un passif traumatique en particulier – cumulatif ou sporadique –, une telle méthode endommage davantage qu’elle ne permet une quelconque affirmation de soi, parce qu’elle répète subtilement certains aspects du trauma : déni de la réalité et de l’agression par l’agresseur ; dissociation et déni consécutifs de la victime, sentiment de culpabilité et honte du besoin de reconnaissance par inhibitions successives (le poids du tabou social, la lâcheté de l’entourage, etc.).

      Le psychanalyste se retrouve ici quasiment dans la position de l’agresseur qui intimerait au patient la nécessité de travailler sur ses représentations à lui, comme si elles étaient le cœur du problème, sur ses émotions plus ou moins hallucinatoires, sur ses peurs archaïques et primitives de destruction ou de dévoration… On dirait que le patient est un être caractériel ou quérulent, un adolescent attardé à qui on dit vulgairement de « passer à autre chose », comme si sa demande de reconnaissance était infantile et devait être frustrée au nom d’une sorte de get over it responsabilisant, et de la nécessité d’une prise de conscience de sa propre destructivité à lui. La position kleinienne, et ses héritiers, sont de ce point de vue un véritable problème.

      Comme si un peu d’empathie et de reconnaissance de l’analyste – mais j’ai surtout envie de dire : un peu de courage – allaient instantanément figer le patient dans un enfermement victimaire et empêcher de son côté toute maturation psychique et tout accès au sentiment moral de culpabilité ou de responsabilité individuelle en général. Comme si, en matière de trauma, il ne fallait pas D’ABORD être reconnu comme victime pour acquérir, ensuite, la latitude, l’espace et la liberté de s’extirper soi-même de cette position qui, à long terme, est effectivement aliénante et appauvrissante. Ces psychanalystes voudraient passer directement à la deuxième étape, et montrent finalement leur impatience ce faisant, et, comme je le suggérais dans le titre, leur volonté d’en faire le moins possible.

      Certains mériteraient vraiment de se plonger dans le Journal de Ferenczi…

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  2. “L’imprévu de la rencontre: entre alliance défensive et mouvement désirant” titre de mon mémoire de Master 1 🙂 car la rencontre est effectivement un concept chez Oury… Sur la position Kleinienne et ses suites dans la pensée psychanalytique, ainsi que sur la manière dont cela nous a amené par la suite a avoir une lecture tout a fait Kleinienne de Freud, il y a un livre que je pense très important (peut être t’en avais-je déjà parlé? c’est possible, notre amitié étant une sorte de conversation ininterrompue^^) le livre de Carlos Maffi “Le souvenir-écran de la psychanalyse. Freud, Klein, Lacan. Ruptures et filiations” Je pense que c’est un livre qui peut te plaire car, indépendamment même du fait que c’est un livre d’épistémologie de la psychanalyse très conséquent et qui porte aussi une critique de la théorie Lacanienne forte et profonde, j’ai eu l’impression de lire quelqu’un qui ne répète jamais de dogme appris, un sentiment d’inédit très réjouissant 🙂

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