Psychiatrie et psychanalyse, Encore

Ma recension du livre Psychiatrie et psychanalyse, Encore, coordonné par Benjamin Lévy & Jean-Jacques Moscovitz, a été publiée sur le site oedipe.org au lien suivant :

https://www.oedipe.org/article/psychiatrie-et-psychanalyse-encore-par-margaux-merand-goldminc

En voici le texte :

Le livre Psychiatrie et psychanalyse, Encore[1], restitution d’un colloque à l’École normale supérieure s’étant tenu en mai 2023, à l’initiative de Jean-Jacques Moscovitz et Benjamin Lévy qui en rappellent l’argumentaire dans les premières pages, réunit les interventions de différents psychiatres et psychanalystes, certains occupant les deux positions.

Sa lecture a pour moi résonné avec la conférence d’Anaïs Restivo-Martin, publiée sur le site de la Société Psychanalytique de Paris en 2022 : « Psychiatrie et psychanalyse : une amitié à cultiver »[2], qui retrace notamment l’hospitalisation longue d’un patient, Samuel, en clinique psychiatrique pour adulte, et son travail analytique en institution rendu possible par les initiatives conjointes de son psychiatre, le docteur P., et d’une psychologue-psychanalyste, l’auteure du texte. Samuel observera, à l’occasion d’une séance : « Quand je pense que pendant dix ans on m’a dit que c’était la chimie la seule solution, parce que mon cerveau ne produisait pas les quantités suffisantes, et que ma maladie c’était comme un diabète. Maintenant je me sens accompagné pour envisager la suppression de toutes ces molécules sans que tout s’effondre autour de moi ». 

Sa lecture a aussi résonné avec mon expérience de l’observation du travail des psychiatres et des équipes soignantes à l’hôpital : le psychanalyste, à la suite du philosophe pourrait-on dire, se trouve à l’hôpital dans la position de Socrate. Tributaire du cadre hospitalier pour s’affronter à la psychose, à la réalité psychopathologique dans toute son épaisseur et sa variété empiriques, nécessairement humble face à la complexité de la structure hospitalière, le psychanalyste se tient à distance de toute adhésion aux normes des pratiques et des discours. Par l’observation qu’il fait des relations transférentielles et contre-transférentielles, par sa manière de les remettre en jeu, il semble autant menacer la viabilité et la pérennité du cadre que les rendre possibles, impulsant des réaménagements fréquents à l’encontre de toute fossilisation de la pensée (ou fixation idéologique). Vital à l’intégrité de la psychiatrie – irréductible en son essence à toute « spécialité médicale », comme l’écrit éloquemment Guy Dana (p.36) –, le psychanalyste n’est cependant, en institution, jamais très loin d’avaler la cigüe.

C’est ce paradoxe et le caractère intenable de la psychiatrie et de la psychanalyse ensemble qui travaillent l’ouvrage et ses différentes contributions.

Incommensurabilité et différence de la psychiatrie et de la psychanalyse, et des positions respectives de médecin et d’analyste. Différence quant à la méthode : « alors que la psychiatrie ne se préoccupe pas du mode de manifestation et du contenu du symptôme, la psychanalyse porte sa principale attention sur l’une et sur l’autre et a réussi à établir que chaque symptôme a un sens et se rattache étroitement à la vie psychique du malade. »[3] Différence « quant au but, puisque l’éradication des symptômes est abandonnée par Freud lui-même, voire dénoncée » (Sarah Stern, p. 185).

Albert Maître accorde des développements poussés à l’idée que le symptôme comporte un « savoir y faire avec l’angoisse » (circonscription de l’angoisse, fonction de pare-excitation, etc.), et que le « réduire à n’être que le signe d’une maladie dont l’ignorance étiologique n’autoriserait qu’un traitement symptomatique […] n’est pas sans conséquences péjoratives pour le sujet » (p.135). À la suite des travaux de Ferenczi sur l’addiction, qui montraient déjà que « le psychisme privé d’alcool [trouvait] encore d’innombrables voies pour fuir dans la maladie »[4] – l’alcoolisme étant compris comme une tentative d’auto-remédiation à un vécu d’intoxication antérieur –, A. Maître montre que « vouloir éradiquer à tout prix le délire », pour ne prendre que cet exemple, « peut provoquer des dépressions sévères » (p.135). 

Différence de la psychiatrie et de la psychanalyse, enfin, car l’analyste « se laisse enseigner par son patient » (Sarah Stern, p. 185). Winnicott ne remerciait-il pas ses patients en exergue de ses écrits techniques et cliniques, eux qui lui avaient tout appris ?

Quelle fécondité, alors, de la psychiatrie avec la psychanalyse ? Une « psychiatrie du sujet », dans la continuité de l’éthos analytique, consisterait à « supposer [au patient] un savoir sur son symptôme qui écorne celui, imaginaire, attribué au médecin » (Albert Maître, p. 134). Symétriquement, « une des fonctions de l’analyste en institution serait [de] faire résonner le manque (peut-être avant tout le manque de savoir total, complet ou cherchant à l’être) – manque qui permet une autre lecture, un cheminement, une place à une élaboration inconsciente » (Martin Roth, p.98). Savoir inconscient du patient comme point de départ, réappropriation du savoir par le patient comme finalité, mise en évidence perpétuelle du non-savoir de l’institution : l’ignorance savante du psychanalyste troue par tous les endroits les deux écueils d’une autorité unilatérale de la position médicale et d’un dogmatisme institutionnel.

            N’est-ce pas l’unique remède à l’aliénation actuelle de la psychiatrie ? « […] l’évolution des services, ces dernières années, se caractérise [par] une radicale dépossession, la quasi-impossibilité d’innover en quoi que ce soit et un métier qui se rabat sur une pratique standardisée, avec une cohorte de protocoles qui entraînent découragement et démissions » (Guy Dana, p.24). Christophe Dejours ne mobilise pas d’autres critères pour discerner une forme de travail dégradée, puisque le travail est défini comme la nécessité de l’écart par rapport à la règle prescrite, la nécessité du recours à l’ingéniosité personnelle du travailleur, dans la mesure où tout protocole prédéterminé, s’il était appliqué machinalement, ne fonctionnerait pas. Par essence, donc, un travail où n’existe aucun jeu, aucun interstice, entre la règle prescrite et le réel d’une situation, n’est pas du travail. Le même écart qui met en échec le travailleur, puisque ça ne marche pas immédiatement, est l’écart qui le met au travail.

Une psychiatrie standardisée, ayant renoncé au temps long, dépossède ses praticiens de leur faculté de travailler, de faire appel à leur inventivité dans des situations qui leur opposent de la résistance (patients résistant(s) aux thérapies brèves et à « l’exigence d’efficacité » qu’évoque Martin Roth à la p.99) ; au plus loin de la nécessité pratique, pour chaque analyste singulier comme l’écrit Daniel Lemler – rappel de la conséquence de l’intransmissibilité de la psychanalyse (Lacan[5]) –, « de réinventer la psychanalyse avec les bribes de ce qu’il a recueilli de son expérience de psychanalysant […] mais aussi de [sa] praxis » (pp.69-71). 

La psychanalyse exige structurellement, pour être praticable, sa réinvention à l’échelle de chaque analyste. Martin Roth fait observer à cet égard qu’un autre rôle que « nous [psychanalystes] avons, pour un certain nombre de collègues, internes notamment » est de « les recevoir, les écouter, les soutenir, les autoriser dans leur singularité et dans leur pratique » (p.99).

De même, le psychanalyste rappelle que la « longue durée, [c’est] la temporalité psychique » (Dominique Tourrès-Landman, p.21), et que la prise en compte de « l’atemporalité inconsciente peut soutenir l’accompagnement de situations qui résistent à l’air du temps précipité » (Martin Roth, p.99).  

Réciproquement, les contributions mettent en évidence l’enrichissement de la psychanalyse par la psychiatrie : possibilité d’un jeu offerte par différents lieux, différentes structures institutionnelles dont l’hétérogénéité réintroduit de la conflictualité dans la psychose (Guy Dana, p.34). Possibilité d’un travail corporel : « la structure des psychoses, selon ce qu’en disait Gisela Pankow, nécessite une matérialité, nécessite aussi que la sensorialité – en particulier le toucher – soit sollicitée » (Guy Dana, p.39). La psychiatrie n’est pas moins cruciale à la capacité de la psychanalyse de se réinventer, par sa confrontation à toutes ses lacunes, pourrais-je dire, que la psychanalyse est vitale à l’intégrité de la psychiatrie comme praxis « hybride » cherchant à « rétablir pour les psychoses du lien social supportable, ce qui ne peut se résumer à un acte médical » (Guy Dana, p. 36).


[1] Psychiatrie et psychanalyse, Encore, Colloque à l’École normale supérieure, Postface de Jean-Jacques Moscovitz, Coll. « Résonances », Stilus, Paris, février 2025.

[2] Texte de la conférence disponible au lien suivant : https://www.spp.asso.fr/textes/textes-et-conferences/conferences-de-sainte-anne/psychiatrie-et-psychanalyse-une-amitie-a-cultiver/.

[3] FREUD, S., [1922], « Le sens des symptômes », in Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot. Cité par Anaïs Restivo-Martin dans « Psychiatrie et psychanalyse : une amitié à cultiver », texte cité supra.

[4] FERENCZI, S., Sur les addictions, Petite Bibliothèque Payot, Payot & Rivages, 2008, note de bas de page de la p.48.

[5] LACAN, J., « Conclusion au 9e Congrès de l’École freudienne de Paris sur ‘La transmission’ », Lettres de l’École freudienne de Paris, n°25, vol.2, 1979, p. 219-220.

DAVID HOCKNEY, Rudston to Sledmere, August, 2005.

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