Écrits techniques

  1. Redéfinir le rapport normal au corps par l’étude de la psychopathologie : le cas-limite de l’anorexie mentale. (Thèse de doctorat, Université de Tours, 2021)

ABSTRACT

Notre travail de thèse porte sur l’analyse des rapports entre le normal et le pathologique à la lumière d’un trouble du comportement alimentaire : l’anorexie mentale. Nous cherchons conjointement à élaborer un modèle d’intelligibilité de l’anorexie mentale, et à déterminer ce que ce modèle nous enseigne du rapport normal et sain au corps. La normalité relève-t-elle d’une différence de nature ou de degré avec l’état psychopathologique ? Le critère de la normalité peut-il être saisi dans l’expérience antérieure au développement du trouble chez le sujet anorexique ? Peut-il être recherché dans une norme sociale extérieure au sujet ? Nous avançons que le critère de la normalité ne peut être découvert que de manière immanente, au cœur de l’expérience pathologique et de celle de la rémission. C’est donc à la conceptualisation de ces dernières que nous avons dû nous consacrer. Notre travail comprend la conceptualisation de l’anorexie mentale comme d’une forme de production aliénée de la subjectivité dans le contexte sociologique déterminé de l’individualisme moderne. Nous nous appuyons premièrement sur les travaux de Dorothée Legrand, qui, à partir de la notion phénoménologique de « conscience de soi corporelle », voient dans l’anorexie mentale une rupture des liens typiquement complémentaires entre le corps-comme-sujet (le corps vécu depuis une perspective interne) et le corps-comme-objet (le corps visé, perçu extérieurement, mais aussi en tant qu’il partage une matérialité commune avec d’autres objets). Le sujet anorexique est celui qui, d’après cette conceptualité, cherche à transformer, de manière contrôlée, son corps-objet, afin d’en faire une matérialisation ou expression de sa subjectivité. Paradoxalement, l’amaigrissement et même la « négation » du corps-objet sont « auto-constitutives » en ce sens qu’elles contribuent à exprimer et consolider la subjectivité. Le sujet anorexique s’affirme à travers la modification contrôlée de son corps-objet : il fait de la dimension objective de son corps une sorte de miroir de sa subjectivité. Il peut alors, à partir de cette extériorisation maîtrisée, rechercher la validation de sa condition de sujet par d’autres sujets. C’est parce que le vécu du corps-sujet est trop faible chez la personne anorexique, et celui du corps-objet hypertrophié, qu’elle tente de contrôler le corps-objet pour en faire un support externe doué d’une capacité expressive du soi et par suite une attestation de sa propre existence. Nous pouvons alors comprendre l’anorexie mentale dans une perspective hégélienne : le sujet anorexique « travaille » son corps pour y apposer le « sceau » de son intériorité, les déterminations de sa conscience. Ce faisant, il arrache à la matérialité brute du corps son caractère d’étrangeté et peut s’y reconnaître ; de même, il peut, à l’issue de son travail, obtenir des autres sujets une reconnaissance. Nous pensons cependant que ce modèle n’épuise pas la compréhension de l’anorexie mentale. Selon nous, l’anorexie mentale relève plutôt d’une stratégie à composante addictive par laquelle, tout à la fois, le sujet tente de devenir un individu performant sur la scène sociale, et échappe à une réelle expression de sa subjectivité. Nous pensons que le « soi » du sujet anorexique est une notion opaque pour lui, dont les contours sont mal définis, et qu’il ne peut par suite extérioriser les composantes de ce « soi » dans le corps-objet. Comment le pourrait-il, en effet, s’il ne se connaît pas réellement lui-même ? Nous avançons ainsi que l’anorexie mentale procède d’une angoisse fondamentale : celle de l’indétermination de la subjectivité, notamment en raison de la prévalence de l’alexithymie dans la personnalité. Or, cette indétermination subjective interne coexiste, dans les sociétés occidentales modernes, avec l’injonction, intensément ressentie par les sujets anorexiques perfectionnistes, d’être « quelqu’un » – c’est-à-dire de devenir un individu accompli et d’obtenir à ce titre une validation sociale. Enfin, comme le mettent en évidence les travaux de Hilde Bruch, les personnes anorexiques souffrent d’un « sentiment d’inefficacité » intrinsèque, qui les persuade qu’elles ne sont pas réellement capables d’atteindre l’autonomie et d’avoir une incidence positive sur le monde extérieur par leurs efforts. L’amaigrissement joue alors un triple rôle : (a) il délivre une identité de substitution (sorte de « faux-self ») à la personne anorexique qui ne parvient pas à savoir qui elle est, (b) il permet, via cette identité substitutive, d’apparaître comme un individu ultra-performant dont les qualités de discipline et de réussite sont saluées par les autres, (c) il privilégie le rapport immédiat au corps et échappe aux difficultés propres à d’autres formes d’accomplissement individuel, comme le travail, qui mettent le sujet en relation avec une réalité extérieure potentiellement aléatoire et immaîtrisable. Le corps, lui, est a priori directement soumis à la volonté du sujet. À l’issue de nos analyses, nous pouvons mettre en évidence les articulations nodales de la rémission, qui relèvent de l’acquisition d’une réelle autonomie par le sujet. Celle-ci est indissociable (1) d’une capacité à connaître et à discerner ses états émotionnels internes et à développer une notion immanente du « soi » qui n’est alors plus indexée sur des indices externes ; et (2) corrélativement, d’une aptitude à démêler les signaux inhérents au corps et à atteindre une forme corporelle dont la norme est donnée par le corps lui-même. Quand le corps n’est plus chargé de symboliser une subjectivité dont les notions internes sont trop faibles voire inexistantes (alexithymie et faible sentiment intrinsèque du soi), il peut alors obéir à des normes qui lui sont propres, ce qui constitue le critère du rapport sain au corps. Le rapport pathologique au corps est ainsi celui qui instrumentalise le corps pour en faire la preuve externe compensatoire d’une subjectivité vécue comme inexistante et discontinue ; le rapport sain au corps est celui, qui affranchi de cette finalité d’être le marqueur externe de la subjectivité, peut se régler sur ses propres besoins.

https://theses.hal.science/tel-03315481/

2. L’anorexie mentale : une fatigue de ne pas être soi ? Anorexia: The weariness of not being one’s self ? (Annales médico-psychologiques, Revue Psychiatrique, Décembre 2022)

Le présent article comprend l’anorexie mentale comme une stratégie visant à se produire soi-même, en modelant le corps d’une manière déterminée, afin d’obtenir une reconnaissance intersubjective. Il s’agirait plus précisément d’une stratégie permettant de systématiser la réussite de trois objectifs caractéristiques de l’existence sociale moderne où les individus sont appelés à se réaliser au moyen de leurs propres ressources, en s’émancipant de toute tutelle. Soumis à l’injonction d’être « quelqu’un », et d’accomplir une performance individuelle remarquée, le sujet anorexique serait singulièrement sensible aux risques d’échec constitutifs de ces deux idéaux sociaux. Ainsi, 1) la maigreur permettrait au sujet anorexique de faire l’économie de la question de son identité, en produisant à travers le corps maigre un type d’identité plutôt qu’une véritable subjectivité. Effrayée à l’idée de ne pas parvenir à cerner les frontières et facultés du « soi », la personne anorexique se retrancherait derrière le type d’identité que suggère une apparence très amincie. 2) Travaillant sur son corps, le sujet anorexique échapperait aux aléas des formes conventionnelles de travail et d’accomplissement de soi, en choisissant un matériau – son propre corps – sur lequel il a un pouvoir immédiat et qui a priori ne met à l’épreuve que sa volonté, en supprimant tout aléa extérieur immaîtrisable. 3) Conscient des représentations sociales dont la maigreur est investie, le sujet anorexique contrôlerait le genre de jugement porté sur lui par les autres : il échapperait ainsi au risque, normalement structurel, de ne pas être reconnu par les autres sujets conscients, ou d’être incompris d’eux.

https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0003448721002146

3. L’anorexie mentale comme production aliénée de soi-même.

Résumé

Dans cet article nous examinons les rapports entre anorexie mentale, boulimie et expression de soi. Nous formulons d’abord l’hypothèse que l’anorexique cherche à s’exprimer dans sa maigreur comme le travailleur s’exprime dans l’objet qu’il produit. La démarche anorexique semble ainsi mimétique par rapport à l’activité du travail. Nous critiquons cependant cette idée à différents niveaux : (1) le sujet anorexique, écrasé par un sens disproportionné des réussites qu’il a à accomplir, cherche plutôt à se soustraire à l’exigence d’être « quelqu’un » ; (2) la maigreur exprime davantage un « genre » abstrait de personnalité qu’une subjectivité singulière ; (3) l’anorexique veut plutôt dépasser la demande de reconnaissance qu’obtenir cette dernière. Nous montrons ensuite comment la stratégie anorexique est constitutivement mise en échec : la maigreur ne fonctionne pas comme l’objet du travail, et à ce titre le sujet anorexique est aliéné : sans objets. Notre conclusion esquisse deux axes sur le thème de la guérison.

Abstract

In this paper we examine the links between anorexia, bulimia and self expression. We start on the hypothesis that an anorexic tries to express himself or herself through his/her skinniness just as a worker tries to express himself/ herself through his/her work. In this respect the anorexic mindset seems to mirror the worker’s. Yet we will challenge these premises on several grounds:(1) the anorexic, crushed by expectations perceived as unattainable achievements, tries instead to avoid the exaction of being “someone” . (2) skinniness allows him/her to fit into an abstract personal trait rather than assume a specific personality. (3) the anorexic tries to go beyond mere acceptance rather than seek it. We will then show how the strategy of anorexia meets with its intrinsic failure: skinniness does not work as a work objective, hence the anorexic is alienated in the Marxian sense. Our conclusion will explore the theme of recovery along two possible pathways.

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4. Un cas de psychopathologie paradigmatique de l’addiction : l’anorexie mentale.

L’addiction peut être abordée de manière intéressante à travers un cas de psychopathologie : l’anorexie mentale. Nous jugeons par ailleurs que cette dernière peut, à titre plus général, être tenue pour une « exagération pathologique ». Cette expression vise à suggérer que le pathologique relève entièrement ou partiellement d’une exacerbation de tendances inhérentes au normal lui-même. Deux hypothèses peuvent être envisagées : (1) le pathologique relève d’une exagération de tendances internes au normal lui-même – il y aurait ici une différence de degré entre les deux états ; (2) le normal possède intrinsèquement la condition de sa propre rupture – il y aurait ici une différence de nature. D’après la deuxième idée, le normal contiendrait la possibilité de sa propre vulnérabilité. Il y aurait donc une différence de nature, en même temps que la préservation d’un lien constitutif entre le normal et le pathologique, et par suite la possibilité d’interroger le premier à la lumière du second. Nous pensons que, dans le cas spécifique de l’anorexie mentale, les deux options ne sont pas nécessairement exclusives l’une de l’autre ; ce qui fait toute la complexité de cette psychopathologie. Nous rattacherons la première hypothèse à ce que nous détaillerons plus loin comme la phase « restrictive » de l’anorexie ; et la deuxième à la phase dite « boulimique » de cette psychopathologie.

Dans ce texte, nous nous efforcerons de voir en quoi l’anorexie est non seulement une forme d’addiction, mais également révélatrice d’aspects structurels à l’œuvre dans toute addiction. Pour satisfaire à ces deux exigences, nous devrons nous demander si l’anorexie mentale procède, dès son commencement, d’une forme d’addiction ; ou si les comportements addictifs sont graduels et relèvent d’un basculement. Nous tenterons de montrer qu’il existe un tel basculement, dans le passage de la phase « restrictive pure » à la phase associée à de la boulimie : ce que nous décrirons dans les termes du « projet retourné » de l’anorexique. Cependant, nous verrons que l’anorexie mentale comporte toujours-déjà les « germes » de l’addiction.

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